de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Théâtralités anciennes et contemporaines

Théâtralités anciennes et contemporaines

Ces dernières années, on a de plus en plus assisté à la réhabilitation, dans des galeries d’art contemporain, d’artistes un peu oubliés ou en passe de l’être et à la confrontation d’artistes d’aujourd’hui avec des artistes historiques. Emmanuel Perrotin, par exemple, représente les successions Hartung et Soto. Christophe Gaillard, qui défendait déjà Michel Journiac et Daniel Pommereulle, vient d’ajouter à sa liste les noms de Ceija Stojka, cette artiste autrichienne que l’on avait découvert à la Maison Rouge et qui a livré un témoignage bouleversant sur les camps de concentration (cf http://larepubliquedelart.com/la-demesure-et-lhumilite/), et de Pierre Tal Coat. Quant au critique et commissaire Stéphane Corréard, il s’est associé avec le galeriste Hervé Loevenbruck pour ouvrir une galerie rue des Beaux-Arts à Paris, Loeve&Co, dont la vocation est de faire redécouvrir des artistes injustement passés de mode (une exposition du peintre haïtien Roland Dorcély, entre autres, a déjà été programmée). Cette tendance est salutaire dans la mesure où elle permet de remettre sur le devant de la scène des artistes qui souvent n’auraient pas dû le quitter. Mais elle traduit aussi une sorte de nostalgie caractéristique de notre époque, qui se fait un peu au détriment des artistes vivants (les expositions consacrées aux artistes morts occupant, de fait, une place en moins pour les artistes qui produisent encore aujourd’hui). Et les grands marchands de jadis, comme Yvon Lambert, même s’ils représentaient des styles et des esthétiques parfois très différents, n’auraient jamais ouvert leurs espaces à des artistes avec lesquels ils n’étaient pas en contact direct.

Kamel Mennour franchit un pas supplémentaire. Lui, qui a déjà confronté Morellet et Malevitch autour de la question du « carré », n’hésite pas à organiser un face-à-face entre une toile du Caravage, retrouvée en 2014 dans un grenier toulousain, et une pièce in situ, Pyramidal, haut-relief – A5, de Daniel Buren. Cette toile, qui a été authentifiée par l’expert Eric Turquin, mais dont d’autres experts contestent la paternité (un tableau identique à celui-ci a été peint à la même époque par un peintre flamand qui avait fait beaucoup de copies de Caravage et on ne sait plus, du coup,  qui est l’original et qui est la copie), représente Judith et Holopherne et elle sera mise en vente le 27 juin prochain, sous le marteau du commissaire-priseur Marc Labarbe. Elle est donc mise en perspective avec une œuvre de Buren constituée de prismes en aluminium sur les côtés desquels se trouvent les fameuses bandes de 8,7 cm de large chères à l’artiste et de panneaux ayant un effet miroir. Pourquoi ? Sans raison apparente, si ce n’est peut-être le fait de participer à la promotion de la vente et de valoriser encore davantage l’œuvre en la replaçant dans un contexte contemporain (on sait que le faramineux prix atteint récemment en vente par le Salvator Mundi de Leonard de Vinci était partiellement dû au fait qu’il était présenté dans une vente d’art contemporain).

Dans un entretien croisé distribué à tous les visiteurs de l’exposition, le galeriste et l’expert tentent de se justifier. Eric Turquin explique que « les deux artistes partagent cette même volonté d’affrontement avec la peinture de leur époque. » « Caravage a démoli le maniérisme qui étouffait Rome, poursuit-il ; Poussin disait de lui qu’il était venu au monde pour détruire la peinture ! ( …) Et Daniel Buren voulait, lui, abolir l’Ecole de Paris qui saturait la place parisienne, il se voulait en rupture complète vis-à-vis de l’histoire de l’art. » Mais Kamel Mennour lui répond « qu’il s’agit surtout de deux œuvres que tout oppose, c’est ce qui fait que le dispositif opère. Caravage raconte une histoire, il la théâtralise avec un rideau rouge et une composition serrée de trois personnages qui nouent l’action au cœur du tableau. Le haut-relief de Daniel ne raconte rien en soi, il est sec et strictement non pictural ; même si ses couleurs, le noir et le blanc sont très Caravage ».

Il n’y a donc aucune raison objective de mettre côte-à-côte cette toile du maître du clair-obsur et cette sculpture de l’artiste français célèbre auprès du grand public pour ses « colonnes » du Palais-Royal. Pourtant le dispositif séduit. Sans doute parce qu’il est remarquablement éclairé par Madjid Hakimi, qui avait fait les lumières du ballet Daphnis et Chloé donné à l’Opéra de Paris dans une scénographie de Buren. Et parce que dans les miroirs de la sculpture se reflètent, selon l’endroit où l’on se place, des détails du tableau (dans l’entretien déjà cité, Kamel Mennour et Eric Turquin insistent sur l’importance du miroir et de la fragmentation dans le travail des deux hommes). En 1979 – c’est aussi précisé dans l’entretien -, Buren avait déjà participé à une exposition chez Yvon Lambert (encore lui !) sur le thème de « Judith et Holopherne ». Mais c’était à partir d’un tableau qu’il avait réussi à voir dans un endroit du Musée des Offices de Florence alors fermé au public et qui n’était donc pas présent dans l’exposition. C’était même sur le manque, l’inaccessibilité qu’il avait travaillé. Aujourd’hui, le tableau est bien présent et il sera vendu prochainement pour une somme estimée à 120 millions d’euros. C’est ce qui fait la différence entre notre époque et celle des générations passées.

On retrouve la théâtralité de cette proposition hors du commun dans celle que propose Paul Maheke à la galerie Sultana. Paul Maheke, on avait déjà pu voir son travail, entre autres, dans l’exposition Le centre ne peut tenir à Lafayette Anticipations et il va participer cette année à la Biennale de Venise. C’est un artiste français, mais vivant à Londres (il a aussi exposé à la Chisenhale Gallery de cette ville), qui pratique beaucoup la performance dansée, même s’il n’a pas une formation de danseur. Les thèmes qui l’intéressent, comme beaucoup d’artistes de sa génération, sont ceux du corps (ici du corps noir et queer), du métissage, des racines culturelles et des migrations, de la sensualité et de l’esprit « clubbing ».

L’exposition qu’il présente chez Sultana s’intitule Diable blanc et ce titre n’est bien sûr pas dénué d’ironie, puisque dans l’histoire et les croyances populaires, le démon est le plus souvent associé à la couleur noire. Mais c’est surtout de magie et de sciences occultes, – des sujets qui, semblent-ils, interrogent beaucoup l’artiste –  dont il est question ici, ainsi qu’en témoignent le dessin reproduit sur le film plastique qui occulte en partie les vitrines de la galerie ou la vidéo qui accueille le spectateur (une de ses caractéristiques est aussi de concevoir des expositions immersives, où le son et l’image se combinent et où le spectateur est plongé dans un univers qui l’absorbe totalement). Passé cette introduction, on voit des pièces en verre à l’intérieur desquelles des dessins ont été délicatement gravés au laser (dans le verre, le diable est encore plus transparent !) ou des boules en laitons suspendues au plafond, qui représentent aussi bien Jupiter, la planète de la réussite, que les boules à miroirs des discothèques, en se détachant sur un mur d’une couleur qui pourrait évoquer, elle,  la terre brûlée africaine. L’ensemble est perçu comme une installation, alors que les pièces sont indépendantes, mais Paul Maheke sait si bien les disposer dans l’espace qu’on a le sentiment que tout se répond et qu’il ne s’agit que d’une seule et même œuvre. C’est élégant, réalisé avec beaucoup de soin et sous cette forme parfois précieuse, que certains pourraient qualifier de « camp », des choses sérieuses sont dites, sans en avoir l’air.

-Caravage/Buren, jusqu’au 4 mai à la galerie Kamel Mennour, 6 rue du Pont de Lodi 75006 Paris (www.kamelmennour.com)

-Paul Maheke, Diable blanc, jusqu’au 25 mai à la galerie Sultana, 10 rue Ramponneau 75020 Paris (www.galeriesultana.com)

 

Images : 1 et 2, vues de l’exposition à la galerie Kamel Mennour avec Pyramidal, haut-relief – A5, travail situé, 2017 de Daniel Buren et Judith et Holopherne du Caravage © Daniel Buren, Adagp. Courtesy the artist and kamel mennour, Paris/Londres © Cabinet Turquin ; 3 et 4, vues l’exposition Paul Maheke, Diable blanc, à la galerie Sultana, courtesy Sultana , photos Aurélien Mole.

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

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commentaire

Une Réponse pour Théâtralités anciennes et contemporaines

Gascon dit :

Qu’ est-ce que ne feraient pas les galeristes pour se distinguer?

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