de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Dora Maar, l’artiste avant la muse

Dora Maar, l’artiste avant la muse

Après Marie Vassilieff (cf https://larepubliquedelart.com/le-fantome-de-marie-vassilieff/), réhabilitation des femmes artistes oubliées, suite. Enfin, « oubliée », dans le cas de Dora Maar, n’est pas vraiment exact, car son nom est définitivement associé à celui de Picasso dont elle fut la muse et la maîtresse. Mais c’est précisément pour cet aspect de son existence qu’elle est restée connue et pas pour son travail personnel, qui n’est pourtant pas négligeable. C’est ce dernier qu’entend mettre en avant le Centre Pompidou dans la rétrospective, la plus grande jamais réalisée en France, qu’il lui consacre actuellement.

Et comment mieux présenter Dora Maar que par l’extrait de Quai des Orfèvres de Clouzot, un de ses amis proches, qui ouvre l’exposition et dans lequel on voit Suzy Delair se faire photographier par une femme dont le prénom est Dora ? Certes, dans la réalité, Dora Maar était brune et hétérosexuelle alors que le personnage du film est blonde et homosexuelle, mais sa première activité était bien celle de photographe, un métier qu’elle exerça avec une indépendance remarquable pour l’époque. Née en 1907, dans un milieu bourgeois, la jeune femme, qui s’appelait alors Henriette Théodora Markevitch – mais que, dès l’enfance, on surnomma Dora -, avait bien complété sa formation à l’Académie Julian auprès d’André Lhote par des cours à l’Ecole technique de photographie et de cinématographie de la Ville de Paris. En 1931, elle avait même ouvert un studio photographique avec le décorateur de cinéma Pierre Kéfer à Neuilly et, très vite, ils s’étaient spécialisés dans le portrait, la mode ou les projets publicitaires, collaborant avec des périodiques tels que Excelsior Modes, Femina ou Beauté Magazine. Mais Dora Maar réalise aussi des nus qu’elle vend aux revues de charme qui fleurissent alors à Paris. Ou elle s’amuse à superposer des négatifs pour des résultats qui n’ont rien de commercial.

En 1935, elle ouvre son propre studio et, tout en continuant ses travaux de commandes, se rapproche des surréalistes, dont elle partage l’engagement politique. Dans la lignée de cette « magie urbaine » qu’évoque Aragon dans Le Paysan de Paris, elle photographie des scènes de rue, sous des angles insolites, ou documente l’existence des défavorisés dans les faubourgs de Londres et de Barcelone. Dans l’esprit des surréalistes, elle réalise aussi des photos-montages (ou collages), qui ouvre sur un monde imaginaire mais ne bascule jamais dans l’absurdité dadaïste. Par l’intermédiaire des surréalistes, enfin, elle rencontre Picasso qui traverse une des plus graves crises d’inspiration. Et là c’est le coup de foudre qui va bouleverser leurs vies réciproques.

Car Dora Maar n’est pas une femme de plus dans l’existence du peintre. C’est une intellectuelle, cultivée et engagée, avec laquelle il va entretenir un vrai dialogue. En 1937, lorsqu’il conçoit le fameux Guernica pour le Pavillon espagnol de l’Exposition universelle, Dora Maar en photographie toutes les étapes, prenant ainsi une part active à son élaboration. Elle lui apprend  aussi les techniques de la photographie, qu’il va utiliser à sa manière. Et en retour, il l’incite à revenir à la peinture qui fut sa première vocation. C’est ce qu’elle fera, au point d’abandonner progressivement la photo. Dans un premier temps, elle se contente d’imiter Picasso. Mais petit à petit, le style s’affirme, il s’inscrit dans cette austérité et cette gravité qui caractérisent les années de l’Occupation et, au lendemain de la Guerre, elle fait partie des figures qui comptent dans le milieu de l’art français.

Mais la rupture avec Picasso et la grave crise psychique (doublée d’une crise mystique) dans laquelle celle-ci va la plonger la tiendra longtemps éloignée des expositions parisiennes. Dora Maar se réfugie alors à Ménerbes, dans le Lubéron, dans une maison achetée en partie grâce à Picasso, et continue à peindre, mais sans montrer son travail. Elle passe alors à une forme d’abstraction, une sorte d’observation de la nature et la lumière qui la rapproche de Nicolas de Staël, avec qui elle se lie d’amitié et qui habite dans la région. Puis, vers la fin de sa vie (elle meurt en 1997, à l’âge de 90 ans), elle reprend la photographie, mais avec son expérience de peintre, c’est-à-dire sans appareil, en dessinant avec la lumières sur les photogrammes ou en utilisant d’anciens négatifs pour les gratter, les oxyder, les rendre méconnaissables.

C’est cette dernière partie de l’exposition, qui est paradoxalement la plus courte, alors qu’elle a occupé 40 ans de sa vie –l’abondante production photographique s’étant concentrée sur 10 ans- qui est aussi la plus inédite. Car si on avait pu voir ça et là des peintures de Dora Maar (après sa mort, un nombre important de pièces a été vendu aux enchères, mais surtout acquis par des particuliers), on ne connaissait pas du tout son travail sur les photogrammes. Or celui-ci se révèle très novateur et riche de sens, car il interroge le médium photographique, un peu à la manière dont un Wolfgang Tillmans a pu le faire plus récemment. Plus que ses peintures qui, quoiqu’on en dise, ne marquent pas vraiment l’histoire de l’art, c’est vraiment le travail de photographie qui se distingue chez Dora Maar, un travail d’une force et d’une modernité toujours étonnantes,  comme le donne à voir cette belle et grande exposition.

PS: intéressé par l’exposition , je viens de lire la biographie qu’Alicia Dujovne Ortiz avait consacré à Dora Maar en 2003. Peut-être n’aurais-je pas dû. Non qu’elle soit de mauvaise qualité, au contraire, elle est riche, bien pensée et documentée. Mais le portrait qu’elle livre de Dora Maar, surtout dans la seconde partie de sa vie (ultra réactionnaire, ouvertement anti-sémite, voire carrément nazie -Mein Kampf était paraît-il en devanture de sa bibliothèque), fait frémir et modifie quelque peu la perception qu’on peut avoir de l’œuvre. Je sais bien qu’il ne s’agit pas de confondre la vie et l’œuvre, mais tout de même, à ce point, et à l’heure où l’on est à juste titre tellement soucieux des circonstances dans lesquelles les œuvres sont apparues, on peut se demander si l’exposition n’aurait pas dû au moins le signaler.

-Dora Maar, jusqu’au 29 juillet au Centre Pompidou Paris (www.centrepompidou.fr)

 

Images : Dora Maar, photographie de mode, Sans titre (Mannequin assise de profil en robe et veste de soirée), vers 1932-1935, épreuve gélatino-argentique rehaussée de couleurs, 29,9 x 23,8cm, achat en 1995, Collection Centre Pompidou, Paris, Musée national d’art moderne, Centre de création industrielle ©ADAGP, Paris, 2019, photo ©Centre Pompidou ; Nature morte au bocal et à la tasse, 1945, huile sur toile, 45,5 x 50cm, Collection particulière, ©ADAGP, Paris, 2019 photo ©Centre Pompidou, MNAM-CCI/P. Migeat/Dist RMN-GP ; Sans titre, vers 1980, épreuve gélatino-argentique, 9 x 6cm, achat en 2018, Collection Centre Pompidou, Paris, Musée national d’art moderne, Centre de création industrielle ©ADAGP, Paris, 2019, photo ©Centre Pompidou, MNAM-CCI/P. Migeat/Dist RMN-GP

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