Echappées poétiques
Hasard du calendrier, c’est presque un mois jour pour jour avant le vernissage de sa nouvelle exposition à la galerie Jérôme Poggi -la cinquième- que Babi Badalov a obtenu la nationalité française (ce même soir, l’artiste portait d’ailleurs fièrement une cocarde tricolore à sa boutonnière). Elle est la résultante de tout un périple qui l’aura beaucoup fait se déplacer et partager la vie de tous ces gens qui sont toujours entre deux pays, deux cultures, en instabilité permanente. Il est né en Azerbaïdjan, en 1959, et après avoir vécu en Russie, en particulier à Saint Pétersbourg où il fréquentait la scène underground, il a tenté de s’installer à Cardiff, en Angleterre, mais sa demande d’asile a été refusée et il a été renvoyé dans son pays d’origine. En 2011, il a obtenu le statut de réfugié politique en France, où il vivait clandestinement depuis 2008 et avait installé son atelier près de la Goutte d’Or, à Barbès, où il est toujours. Cette naturalisation devrait lui permettre de stabiliser sa situation, au moins sur le plan administratif.
Cette errance, cette multi-culturalité, mais aussi cette solitude (renforcée par une homosexualité non dissimulée) constituent la base de son travail. Babi Badalov se considère avant tout comme un poète et il est vrai que le langage est présent dans la plupart de ses œuvres. Un langage qui devrait nous permettre de communiquer, mais qui, lorsqu’on est dans un pays qui n’est pas le sien, représente une barrière, un frein qui isole encore davantage l’individu. Et ce langage (désormais l’anglais et la français pour des questions de compréhension), il l’écrit avec des lettres qui évoquent la calligraphie ou les alphabets orientaux, en jouant sur des oppositions (« oriental/occidental », par exemple) ou faisant se succéder des noms propres par un curieux principe d’équivalence (dans l’exposition, par exemple, sur un mur qu’il a entièrement recouvert, apparaît, dans un coin, la succession suivante : Cathrine (sans e) Deneuve, Cathrine David, Cathrine Grenier (deux importantes critiques et commissaires d’exposition) et Montserrat Caballe (la grande chanteuse d’opéra)). Enfin des dessins aux formes épurées ou des collages viennent s’intégrer à l’ensemble.
Dans l’exposition qu’il présente actuellement, De More Cry Sea, on trouve un ensemble de ces différentes pratiques. Mais c’est surtout sur les tissus que l’accent a été mis. Car, reprenant des traditions de son pays d’origine (et une pratique que l’on peut qualifier de « féminine »), Babi Badalov a développé toute une série de pièces dans laquelle il utilise des tissus souvent orientaux ou de récupération comme support à ce qu’il appelle sa « poésie orna-mentale » Sur certaines, les mots sont écrits distinctement et forment comme un vers ou un aphorisme. Sur d’autres, au contraire, ils se bousculent au point de devenir illisibles et de s’autodétruire. Au centre de l’exposition, son environnement de travail a été en partie reconstitué avec des albums que l’on peut consulter ou des objets dont il ne se sépare jamais, comme cette émouvante photo de sa mère. Et dans un autre coin, les libres qu’il a lus et qui ont été importants pour lui sont rassemblés, près de prospectus publicitaires ou petites choses qu’il ramasse dans la rue. Et l’on comprend alors que, pour un artiste comme Baba Badalov, si l’art n’a pas de frontières, il n’a pas non plus de supports, il s’exprime partout, il écrit d’ailleurs sur tout (et même sur les chaussures qu’il porte). Aussi curieux que cela puisse paraître, car leurs univers sont radicalement différents, on pense à Cocteau qui faisait art de tout.
La poésie, c’est aussi ce qui intéresse Quentin Derouet, ce jeune artiste que l’on avait découvert, il y a quelques années à Nice (à sa sortie de la Villa Arson) avec « Encore un geste d’amour », une œuvre à la fois ironique et romantique, simplement constituée d’un trait tracé sur un mur à l’aide d’un bouquet de roses et ce bouquet, fané, gisant au pied (cf https://larepubliquedelart.com/quentin-derouet/). C’est au fond la prolongation de ce trait et de ces roses qu’il propose pour sa première exposition parisienne à la galerie Pauline Pavec, Rose, renonce à ton nom. Sur les cimaises, douze toiles de format identique sont accrochées, sur lesquelles juste un trait à l’aide d’un concentré de macération de roses a été tracé. Avec le temps, ce pigment évoluera et passera du pourpre au noir, selon la loi naturelle, constituant ainsi une véritable « vanité ». Mais pour l’instant il apparait comme un geste minimal, caresse ou blessure, sur la surface vierge de la toile.
On pourrait croire, en voyant toute ces toiles accrochées à la même hauteur dans la galerie, avec le même écartement, qu’il s’agit du travail d’un artiste oriental, dont le geste ne serait que la résultante d’une méditation préalable. Mais il n’en est rien. En fait, pour Quentin Derouet, ces toiles sont davantage les bribes d’un poème qui s‘écrit sans mot, mais imprime néanmoins dans la mémoire. Ou les mouvements d’une fugue qui se reproduit à l’identique, mais avec d’infimes variations (chaque trait étant bien sûr différent). Quoiqu’il en soit, l’ensemble, qui est presque une installation, même si chaque toile se vend séparément, a fière allure dans la galerie. Sur les toiles blanches, elles-mêmes supportées par des murs blancs et devant un pouf en cuir blanc également, le trait rouge de la rose, qui fait penser aussi à une lacération érotique, agit comme une brûlure qui s’inscrit durablement sur la rétine.
Poésie, enfin, avec l’exposition d’Edi Dubien chez Alain Gutharc, Apparitions sentimentales. « Pour cette première exposition, nous dit lui-même l’artiste, il est question de sentiments mutants autant que du corps » et, plus loin, il fait référence à un de ses tableaux où Pinocchio est aussi Cendrillon. Très vite, on comprend que la question du genre et de l’identité sexuelle est au centre de son univers et que cette question ne s’est pas posée sans douleur, si l’on en croit les nombreux dessins qui montrent des têtes de mort associées à des enfants ou à des jouets. Parfois, ce sont les larmes qui envahissent l’espace de la toile ou du papier et finissent par former une flaque aux pieds du personnage. A d’autres moments, les têtes de mort deviennent des fleurs délicates, comme des coquelicots, qui éclosent au printemps.
Tout le travail d’Edi Dubien, qui est constitué de dessins, de peintures, mais aussi de sculptures où l’animal a une place importante, est empreint de cette douleur et de cette mélancolie. Mais il ne tombe jamais dans le pathos, garde une note d’espoir et de tendresse, d’humour à l’occasion. Tout s’y joue à un fil. On pourrait certes se dire que ses portraits d’enfants, avec leurs coulures ou leurs fards, font un peu trop penser à ceux de Claire Tabouret, que les oiseaux et les étoiles sont un peu ceux qui constituent l’univers de Jean-Luc Verna, que les oursons sont un peu trop proches du vocabulaire de Claude Lévêque, avec qui il est ami et qui a ce même lien très fort à l’enfance. Mais au-delà de ces références conscientes ou inconscientes, l’artiste parvient à se créer un langage vraiment personnel et nul doute qu’à l’avenir, il le sera encore davantage. Alors, puisque je me suis permis de faire référence à Cocteau en évoquant le travail de Babi Badalov, c’est à un autre écrivain que je voudrais associer celui d’Edi Dubien : Edouard Louis.
-Babi Badalov, De More Cry Sea, jusqu’au 27 mai à la galerie Jérôme Poggi, 2 rue Beaubourg 75004 Paris (www.galeriepoggi.com)
-Quentin Derouet, Rose, renonce à ton nom, jusqu’au 28 avril à la galerie Pauline Pavec, 39 rue de Grenelle 75007 Paris (www.paulinepavec.com). Une autre exposition de l’artiste, Au sud des nuages, apparemment beaucoup plus baroque, a lieu à Nice, jusqu’au 2 juin, à la galerie Helenbeck, 6 rue Defly (www.helenbeck.fr)
-Edi Dubien, Apparitions sentimentales, jusqu’au 14 avril à la galerie Alain Gutharc, 7 rue Saint-Claude 75003 Paris (www.alaingutharc.com)
Images : vues de l’exposition de Badi Badalov, De More Cry Sea, à la galerie Jérôme Poggi, Paris 2018 ; vue de l’exposition de Quentin Derouet, Rose, renonce à ton nom, à la galerie Pauline Pavec ; vue de l’exposition d’Edi Dubien, Apparitions sentimentales, Courtesy galerie Alain Gutharc © Aurélien Mole
2 Réponses pour Echappées poétiques
Très beau billet. l’itinéraire de Badi Badalov est émouvant et tellement lié à la vie des migrants… Ce lien entre écritures, traces et poésie est une façon délicate d’aborder ces trois expositions.
La galerie de Jérôme Poggi. Je me souviens, durant l’été 2014, de l’exposition lumineuse d’Anna-Eva Bergman. La galerie venait de s’installer derrière Beaubourg. J’avais consulté un livre (ses carnets) contenant quelques unes de ses pensées, certaines échangées avec Hans Hartung et Jean Proal.
Jean Proal lui écrivit :
« Mon amie, ta belle peinture est venue me dire une fois de plus que, dans l’ombre la plus épaisse, la plus noire, il y a toujours du côté de l’homme un reflet,une chaleur de sang, et du côté du ciel, au dessus, du fil d’or. La lueur bleue que rien ne réussit à éteindre […]Nous avons l’impression qu’il y a entre nous, une fraternité de sang. Suzon m’a dit hier : Hans et Anna-Eva, j’aimerais qu’on soit enterrés pas loin les uns des autres.».
Voilà qui va bien avec votre billet.
À Christiane: merci!
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