A partir de l’enfance
Dans un petit film projeté au Musée de la Monnaie de Paris, Subodh Gupta dit avoir beaucoup vécu et travaillé en France. C’est étrange, parce qu’on y a peu vu le travail de cet artiste indien, qui est aujourd’hui une des stars de la scène artistique mondiale et qui a une place de choix dans la collection Pinault. Certes, certaines pièces, comme le fameux Very Hungry God, gigantesque tête de mort réalisée à partir de centaines d’ustensiles de cuisine en inox, ont été présentées (en particulier lors de Nuits blanches), mais c’est à l’étranger, en Angleterre et aux Etats-Unis qu’il a fallu se rendre pour voir des expositions conséquentes. Ou à la Foire de Bâle, où, l’an passé, dans le secteur « Art Unlimited » une immense installation faite elle-aussi de casseroles étincelantes accueillait le spectateur et lui servait à manger.
L’exposition qui s’ouvre ces jours-ci à la Monnaie de Paris, Adda/Rendez-vous, vient donc combler cette lacune. Elle le fait avec un nombre important de pièces monumentales, dont le Very Hungry God, dont on vient de parler, qui occupe tout le salon d’honneur, ou avec Doot , une reproduction en métal très réaliste de l’iconique modèle des taxis indiens. Mais elle le fait aussi avec un ensemble de vidéos qui ont très peu quitté le studio de l’artiste et qui sont particulièrement révélatrices de sa pratique. Dans l’une, I Go Home Every Single Day, on voit son trajet, depuis son atelier actuel à Dehli jusqu’au village où il est né et l’attention qu’il porte à tous les détails de la vie quotidienne. Dans une autre Pure, qui est une des pièces les plus anciennes de l’exposition, on le voit enduire son corps nu de bouse de vache, puis le laver précautionneusement, comme dans un rituel sacré. Dans une autre encore, sponsorisée par Chanel (sic !), All Things are Inside, il met en parallèle les maigres bagages des migrants partis travailler au Moyen-Orient avec des extraits de films Bollywood dont le point commun est la présence d’un bagage ou d’un sac. Dans une autre enfin, Seven Billion Light Years, sur une musique de Tchaïkovski, on voit un élément se déplacer dans l’espace comme un corps céleste, avant de comprendre qu’il s’agit de vulgaire pâte à pain que l’on est en train de cuire.
Ces œuvres ne sont pas, loin s’en faut, les plus spectaculaires de Subodh Gupta. Mais elles constituent des clés pour appréhender le travail de cet artiste singulier, dont l’inspiration est tellement liée à l’histoire de son pays d’origine. Il est né en 1964, dans un des états les plus pauvres de l’Inde, le Bihar. Il a vu, dans les années 90, le passage brutal de la société étatiste à l’économie libérale et les bouleversements qui ont en suivi, dont l’émergence d’une classe moyenne au style de vie, inspiré par la culture occidentale, totalement nouveau. Il a été fasciné par le type de consommation que ce tournant a engendré et en particulier par cette prolifération d’éléments culinaires, dans un contexte où la faim est encore si présente. Ce lien avec la nourriture, pour lui qui aime tellement cuisiner, c’est aussi le rapport à l’argent (dans la vidéo Spirit Eaters, on voit des « mangeurs professionnels » à qui on fait appel, dans les périodes de deuils, pour célébrer l’âme des défunts, et qui réclament déjà leur de plus en plus d’argent). Ou celui que les pauvres cherchent désespérément en empruntant les routes de la migration et de l’exode. Mais c’est aussi un lien au cosmos et au spirituel : dans les peintures In this Vessel Lies the Seven Seas, les ustensiles de cuisine sont déformés par la cuisson au point de devenir comparables à des astres et la très poétique sculpture The Water is in the Pot and the Pot is in the Water est constituée d’une barque remplie de pots, mais qui représente aussi le passage vers l’au-delà, puisque, pour les soufis, le pot symbolise le corps humain.
Ce sont tous ces aspects du travail de Subodh Gupta, bien plus subtils que certaines pièces un peu redondantes et démonstratives peuvent laisser supposer, qui sont présentés dans l’exposition de la Monnaie. On y voit aussi, dans la cour, un arbre en acier, le banian, l’arbre national indien, dont les feuilles sont devenues des ustensiles de cuisine ; des boîtes à repas traditionnelles (les tiffin dabbas) qui tournent à vide sur un mécanisme évoquant le transport alimentaire mondial ; ou des panneaux réfléchissants qui se mettent régulièrement à vibrer et brouillent ainsi l’image du spectateur qui s’y regarde, ne faisant qu’un tout global avec ce qui l’entoure. Et l’on comprend que c’est l’économique, le politique et, désormais la spiritualité et le cosmos qui structurent le travail de cet artiste qui pose un regard très pertinent sur le monde d’aujourd’hui et gagne vraiment à être plus approfondi.
Ce sont aussi le quotidien et les lieux, la banlieue nord où il a passé son enfance, qui fondent une grande partie du travail de Kader Attia, lauréat du Prix Marcel Duchamp en 2016, qui bénéficie aussi, en ce moment, d’une exposition au Palais de Tokyo en tandem avec Jean-Jacques Lebel (cf https://larepubliquedelart.com/lenfer-au-palais-de-tokyo/). Mais à la différence du projet de Subodh Gupta qui juxtapose les pièces en fonction des contraintes spatiales de la Monnaie de Paris, celui qu’il propose au Mac Val de Vitry est conçu comme un parcours que le spectateur doit expérimenter avec son propre corps. Il s’ouvre sur une petite pièce dans laquelle sont présentés des collages liés aux architectures des grands ensembles et deux extraits de films avec Jean Gabin (Pépé le Moko et Mélodie en sous-sol) qui s’y rapportent. L’idée qui est à l’origine de l’entreprise est que ces architectures de banlieue (où les gens vivent, font leurs courses, tentent de retrouver leur identité, etc.) ne sont jamais prises en compte par le monde actuel, alors qu’elles font partie, même sous une forme dévoyée, du modernisme et de l’histoire de l’architecture contemporaine. Pour étayer sa thèse, Kader Attia rappelle que Le Corbusier, avant de construire la Cité Radieuse à Marseille, est allé étudier les architectures de terre, aux portes du désert, et qu’il s’en est fortement inspiré pour ses conceptions futures. Selon lui, ces architectures sont tout aussi représentatives de la France que, par exemple, les immeubles haussmanniens et c’est la raison pour laquelle il intitule l’exposition : Les racines poussent aussi dans le béton.
C’est aussi la raison pour laquelle il la conçoit comme un ensemble très structuré dans lequel le spectateur doit évoluer. Après la pièce d’introduction dont il a été question plus haut, ce sont différents types d’espaces qui se succèdent : des espaces documentaires où sont projetées des vidéos réalisées à partir d’interviews évoquant les questions d’immigration et d’intégration ; des espaces d’extérieurs hostiles où sont regroupées des barrières servant à parquer les migrants et où certaines œuvres sont quasiment invisibles (comme la phrase « Résister, c’est rester invisible », écrite à la craie blanche, sur un mur blanc) ; des espaces plus intimes où l’on retrouve les souvenirs d’enfance olfactifs et culinaires de l’artiste (comme cette bétonneuse qui tourne avec des clous de girofle à l’intérieur et renvoie aussi bien aux odeurs de environnement familial qu’à la profession de son père, ouvrier en bâtiment). Tout au long du parcours, on voit aussi des sculptures qui font allusion à la fausse dichotomie entre le masculin et le féminin, des photos de transsexuels algériens qui représentent pour lui le comble de la transgression et de l’audace dans une société si définitivement codifiée ou des pièces ayant trait à la réparation, ce thème qui hante Kader Attia et dont il avait fait le sujet même de son exposition pour le Prix Duchamp.
Il n’est donc nul besoin de souligner que le propos de l’artiste est la question du post-colonialisme, de la réappropriation des récits collectifs et individuels, du refoulement et des blessures de l’Histoire, tous ces thèmes qui nourrissent à juste titre le débat public aujourd’hui (cf, par exemple aussi, l’exposition de Mohamed Bourouissa au Musée d’art moderne de la ville de Paris https://larepubliquedelart.com/lamour-nest-pas-un-bouquet-de-tulipes/), mais qui peuvent être aussi les lieux communs de l’ art actuel. Mais à la différence d’autres, qui confondent expositions et tracts politiques et font de cette thématique un nouvel académisme ou un blanc-seing de bonne conscience, Kader Attia sait lui donner une forme plastique intelligente et efficace. C’est ce qui fait sa force et son talent. C’est aussi ce qui le distingue et rend son propos particulièrement audible et fort.
-Subodh Gupta, Adda/Rendez-vous, jusqu’au 26 août à la Monnaie de Paris, 11, quai de Conti 75006 Paris (www.monnaiedeparis.fr)
–Kader Attia, Les racines poussent aussi dans le béton, jusqu’au 16 septembre au Mac Val, Place de la Libération 94400 Vitry-sur-Seine (www.macval.fr)
Images : Subodh Gupta, Very Hungry God, 2006 © Subodh Gupta Pinault Collection; Subodh Gupta, Spirit Eaters, 2012, Courtesy of the artist; Kader Attia, Modern Architecture Genealogy, 2014. , Collage, carton, photographies d’archive. Avec l’aimable autorisation de l’artiste et de la Galerie Krinzinger. © Adagp, Paris 2018. Photo © Axel Schneider ; Kader Attia, Traditional Repair, Immaterial Injury, 2014. Sculpture in situ, agrafes métalliques, béton. Vue de l’exposition « La vie moderne », Biennale de Lyon, Lyon, 2016. Avec l’aimable autorisation de l’artiste. © Adagp, Paris 2018. Photo © Blaise Adilon.
2 Réponses pour A partir de l’enfance
Cette exposition de Subodh Gupta crée un dialogue entre deux univers : les œuvres métalliques de cet artiste et le travail sur le métal précieux de la Monnaie de Paris depuis 1150 ans.
L’inspiration de S.G. semble être liée à l’univers culinaire en Inde à travers ces ustensiles, domaine privilégié dans ce pays.
Une autre dimension perceptible dans votre billet : le monde de la faim, des migrations, de la pauvreté.
Les expositions temporaires installées dans l’Hôtel des monnaies de la ville de Paris sont toujours surprenantes et quel cadre…
La plus belle vue en ce lieu superbe fut pour moi en 2004, celle permettant d’admirer plus de 300 dessins originaux de Moebius (Jean Giraud) et Miyazaki. On y voyait, réunis, leur représentation des mondes invisibles, leurs formidables bestiaires, la végétation tentaculaire chez Miyazaki et les paysages minéraux des études de Moebius, les espaces vertigineux du « Château dans le ciel » de Miyazaki et celui, intersidéral, cher à Moebius. L’aviez-vous visitée ? C’était superbe.
Oui, Christine, vous avez raison, le travail de S.G. fait écho à celui de la Monnaie de Paris sur le métal précieux. Il a d’aIleurs créé une pièce à l’occasion de l’exposition. Et beaucoup d’artistes qui ont exposé dans ce lieu ont été choisis en fonction de leur affinité avec le métal. Non, malheureusement, je n’avais pas vu l’exposition de Moebius et de Miyazaki.
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