Eloge sylvestre
C’est une petite exposition, mais elle est riche et elle se savoure avec le plaisir des mets précieux, sans jamais risquer l’indigestion, la satiété. Elle se tient en plus dans ce charmant endroit qu’est le Musée Zadkine, près du Luxembourg, au cœur d’un jardin dans lequel vécurent et travaillèrent pendant près de quarante ans le sculpteur d’origine russe et son épouse, Valentine Prax. En fait, comme le dit Noëlle Chabert, qui en est commissaire, « l’exposition Le Rêveur dans la forêt s’inscrit dans la continuité d’une programmation qui tend à réinsérer l’œuvre de Zadkine dans son contexte historique et à la revisiter à la lumière de questionnements contemporains interpellant la communauté des artistes et des chercheurs ». Surtout, elle tend à souligner le lien organique de l’artiste à la forêt, qui lui rappelle celle près de laquelle il grandit, enfant, en Russie, et se décline ainsi en trois parties qui sont autant d’étapes dans ce refuge du sauvage et du sacré qui échappe encore aux tentatives humaines de domestication : La Lisière, qui est la frontière physique et symbolique du monde civilisé, Genèse, qui est comme la matrice du monde et de la création, et Bois sacré, Bois dormant, qui est le domaine des mythes, des projections individuelles et collectives.
Elle s’ouvre donc par cette Lisière, qui fascina les artistes de la modernité (Gauguin, Picasso, Derain), en quête de renouveau à travers les arts extra-occidentaux, naïfs, bruts. Et en particulier par cette série de torses en bois de différentes essences de Zadkine, qui rappelle à quel point le corps humain s’assimilait à l’arbre dans son esprit et à quel point la sensualité de l’un reflétait celle de l’autre. Et tout autour, ce sont des œuvres de Picasso, de Natalia Gontcharova (une compatriote !) ou Dubuffet qui évoquent le bois, la forêt, l’arbre et les différentes manières de les représenter. Mais l’exposition – et c’est cela sa force – n’est pas fermée aux artistes contemporains et, dans cette section, on voit aussi des photos d’Estefania Pañafiel Loaiza, de la même série, Un air d’accueil, qu’elle présenta au Prix Ricard de cette année et qui, par un temps d’exposition extrêmement long, finit par annuler la présence des migrants que les caméras de surveillance sont censées enregistrer. Ou une très poétique vidéo d’Ariane Michel, Les Yeux ronds, dans laquelle une chouette, posée de manière totalement incongrue sur un arbre près de la Place de la Concorde, regarde la ville à travers un regard qui reste insondable (indifférence ou fascination ?).
Plus loin, c’est la Genèse et donc la vie au sein même de la forêt. Aux côtés d’autres torses de Zadkine, bien sûr, ce sont cette fois des pièces de Séraphine de Senlis (une grande peinture), de Jean Arp ou de Viktor Brauner qui sont présentées et qui montrent un écosystème en pleine mutation où les formes se modifient et où le masculin et le féminin se confondent. Côté contemporain, Laure Prouvost y apparaît avec une sculpture qui unit les seins maternels qu’elle célèbre tant aux structures végétales, Hicham Berrada avec ses réactions chimiques (Kéromancie) qui deviennent des bronzes calcinés et Javier Perez avec une très belle œuvre, en bronze elle-aussi, qui est un cœur à partir duquel naissent des branches qui laissent poindre la délicate floraison de feuilles d’olivier, symbole d’un éternel recommencement (Brotes I, 2017).
Enfin, dans l’atelier qui est séparé par un ravissant jardin dans lequel trônent, de manière pérenne, d’importantes sculptures de Zadkine, c’est Bois sacré, Bois dormant, l’univers des contes et des légendes qui est évoqué, avec son grand bois qui reprend le mythe de Daphné, cette nymphe qui se transforma en laurier. Tout autour : un plâtre de Rodin intitulé Le Sommeil, une grande toile de Max Ernst issue des collections du Centre Pompidou (La Dernière Forêt) ou un impressionnant bronze d’Eva Jospin, tout en ciselures dentelées, qui semble, par ses différents plans et son obscurité, cacher un arsenal de secrets et d’histoires mystérieuses auxquels le spectateur n’a pas accès (La Forêt noire). On le répète : une petite exposition par la taille, mais qui ne lasse pas d’étonner par sa richesse et par la manière dont elle répond à certaines préoccupations qui sont tellement d’actualité aujourd’hui.
A propos de forêts, on pourrait mentionner l’exposition d’Eric Guglielmi, Ardenne, qui se tient à la galerie Maubert. L’artiste, qui est né à Charleville-Mezières, a passé plusieurs mois à arpenter cet espace qui s’étend de part et d’autre des frontières belges, françaises et luxembourgeoises pour y interroger la notion de frontière. « Je longe et traverse les lignes invisibles qui strient ce territoire, écrit-il, passant sans m’en rendre compte d’une région à l’autre, d’un pays à l’autre. Quand je marche ainsi, je perds de vue les découpes arbitraires de ce territoire. Il n’y a plus ni France, ni Luxembourg, ni Belgique. Il n’y a plus que cette forêt immense. Comme si le balancement de mes pas, d’un bord à l’autre des frontières, tricotait un nouvel ensemble. »
De ce périple, il a ramené un très bel ensemble de photos argentiques, en couleur et noir et blanc, qu’il développe lui-même, qui témoignent de ces lieux où la nature est plus forte que les décisions administratives. On y voit des bâtiments délaissés, des Christs enfouis dans les feuillages, des troncs brisés et recouverts par la mousse, tout un paysage végétal autant poétique que désolé. Pas d’êtres humains, mais leurs traces dans une région qui fut jadis si riche en activités industrielles. Et cette absence devient présence, elle est porteuse d’une grande intensité, à l’image de cette exposition qui dit beaucoup de choses en en montrant peu et qui reste gravée dans la mémoire du spectateur.
–Le Rêveur dans la forêt, jusqu’au 23 février au Musée Zadkine, 100 bis rue d’Assas 75006 Paris (www.zadkine.paris.fr)
–Ardenne, Eric Guglielmi, jusqu’au 14 décembre à la galerie Maubert, 20 rue Saint-Gilles 75003 Paris (www.galeriemaubert.com)
Images : Ossip Zadkine, Tout un peuple de bois, toute une forêt, vue des bois de Zadkine à travers les miroirs de l’œuvre d’Angela Detanico et Rafael Lain, la Fleur inverse, lors de la présentation au musée en 2007, © Adagp, Paris, 2019, photo © E. Emo/Musée Zadkine/Roger-Viollet ; Estefania Pañafiel Loaiza, Un air d’accueil, 2013-2018, photographie couleur contrecollée sur aluminium, 60 x 90 x 4 cm, Paris, Fonds municipal d’art contemporain, © Estefania Pañafiel Loaiza ; Eric Guglielmi – Ardenne, Salet, Belgique, Février, 2016. Tirage argentique chromogène RA4 sous agrandisseur.
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