Fin de saison, début de vacances
La saison des expositions n’est pas encore terminée et certaines manifestations de première importance vont encore se tenir (comme la fameuse foire de Bâle qui, chaque année, réunit la crème du monde de l’art), mais on sent déjà un parfum de vacances, la volonté de terminer les devoirs en cours avant d’aborder un nouveau chapitre en septembre. C’est ainsi que le Palais de Tokyo vient de présenter la troisième et dernière partie de sa programmation liée à « L’Etat du ciel », cet ensemble de manifestations qui avait pour ambition, généreuse, mais un rien démesurée, de vouloir témoigner « de l’attention portée par des artistes, des poètes, des philosophes aux circonstances physiques, morales et politiques de notre monde ». Il s’était ouvert en février avec, entre autres, les Nouvelles Histoires de fantômes de Georges-Didi Huberman et Arno Gisinger et une exposition sur les performances et les œuvres immatérielles de la collection du CNAP (Des choses en moins, des choses en plus, cf https://larepubliquedelart.com/qui-peut-le-moins-peut-le-plus/); s’était poursuivi en avril avec Aujourd’hui, le monde est mort, la sublime installation de Sugimoto, et la Flamme éternelle de Thomas Hirschhorn, qui sont toujours visibles aujourd’hui (cf https://larepubliquedelart.com/futurs-dhier-et-daujourdhui/ et https://larepubliquedelart.com/au-palais-de-tokyo-hirschhorn-brule-mais-ne-vacille-pas/); il se termine aujourd’hui avec Bastards, la première exposition monographique en France du jeune artiste anglais Ed Atkins, All That Falls, une exposition collective conçue par Marie de Brugerolle et Gérard Wajcman qui a la chute pour thème, et 100 ans plus tard, une exposition qui est le résultat des échanges entre Shubö, maître d’Ikebana (l’art de la composition florale) au Pavillon d’argent à Kyoto et les résidents d’un autre pavillon, le Pavillon Neuflize OBC, qui est le laboratoire de création du Palais de Tokyo.
Des trois nouvelles propositions, celle qui se détache le plus est incontestablement Bastards, qui nous permet de découvrir le travail d’Ed Atkins, cet artiste né en 1982 qui a déjà eu les honneurs de la Kunstalle de Zurich et qui s’apprête à exposer à la Serpentine Gallery de Londres. Il s’agit d’un triptyque vidéo qui, en images numériques haute définition, met en scène un personnage masculin qui semble souffrir de différentes addictions et être dans un état mental assez chaotique. Tout autour des trois écrans sont disposés des haut-parleurs qui englobent le spectateur et diffusent le texte et la musique qui scandent la vidéo. Grâce à de nombreux effets spéciaux, un montage intense et très resserré, une manière très particulière d’articuler le texte et l’image, Ed Atkins parvient à composer une sorte de poème visuel captivant, qui joue, à rythmes cadencés, sur la mince frontière qui sépare l’univers numérique du nôtre. On nous dit que son but est de « parvenir à toucher et à capturer l’essence des choses, l’intériorité et l’émotion des êtres – ces mouvements de l’impalpable – au-delà de leur enveloppe matérielle ». Je ne sais pas s’il y parvient, mais on reste scotché devant cette machine à produire du son et de l’image d’une modernité absolue et qui, par l’impact physique qu’elle exerce sur le spectateur, n’est pas sans rappeler la Grosse fatigue de Camille Henrot présentée l’an passé à la Biennale de Venise.
Les deux autres expositions collectives sont moins marquantes. Non qu’elles présentent des œuvres faibles ou inintéressantes (on pourrait citer celles de Steve McQueen, de Deimantas Narkevicius, de Dominique Ghesquière et bien d’autres), mais le thème sur lequel elles sont fondées manque peut-être de pertinence. Si dire que le XXIe siècle est né dans les chutes (du Mur de Berlin aux Twin Towers) est une idée séduisante, construire une exposition autour d’elle est un peu tiré par les cheveux car elle amène à juxtaposer des œuvres qui sont vraiment très éloignées les unes des autres (la chute étant ici envisagée aussi bien d’un point de positif que négatif). Quant à la confrontation des résidents du Pavillon Neflize avec les arts traditionnels japonais, elle relève un peu de l’exercice obligé et produit des œuvres souvent belles et sensibles (comme celle de Chai Siris), mais qui manquent d’originalité. Il faudrait aussi mentionner La Cabeza de Goliath, l’intervention de l’artiste argentin Eduardo Basualdo dans les espaces publiques, une sorte d’énorme météorite qui s’apparente à une menace sur la tête des visiteurs.
Quoiqu’il en soit, on ne sait pas non plus si, avec ces trois nouvelles expositions, le Palais de Tokyo est parvenu au but qu’il s’était fixé en programmant cet « Etat du ciel ». L’entreprise, il est vrai, était tellement vaste et, d’une certaine manière, tellement générale, qu’on ne voit pas ce qui aurait pu la circonscrire. Mais ce qui est clair, c’est que le travail sur le lieu, lui, est parfaitement réussi. Depuis sa réouverture, il y a deux ans, Jean de Loisy, son nouveau directeur, est parvenu doucement mais sûrement à dompter ses espaces, à faire en sorte que la circulation devienne fluide et lisible à l’intérieur de ceux-ci, et à multiplier les expositions en les échelonnant, de manière à ce que le centre d’art ne soit jamais fermé et qu’il ait toujours quelque chose de neuf à proposer. Ces progrès –ainsi que la qualité et l’audace de nombreuses expositions- font qu’il est devenu un lieu incontournable de la scène parisienne, une sorte de « grand bazar » de la création contemporaine, où il se passe toujours quelque chose, où l’on est sûr de faire de nouvelles découvertes, où la pensée est en mouvement perpétuel.
Alors que le Palais de Tokyo achève sa saison, le Palais des arts de Dinard, lui, ouvre la sienne avec son exposition estivale d’art contemporain, une habitude désormais dans la cité balnéaire où François Pinault réside régulièrement et où il prête volontiers des pièces de son immense collection. L’édition de cette année, qui n’emprunte que quelques pièces de la collection, mais dont le commissariat a été confié à Jean-Jacques Aillagon, qui a été un proche collaborateur du richissime homme d’affaires, s’intitule Le Festin de l’art et prend pour thème le rapport des artistes contemporain à la nourriture. Un thème majeur de l’histoire de l’art classique, puisqu’il est à l’origine de toutes les natures mortes qu’ont peintes les artistes pour exprimer la fragilité et le caractère éphémère de l’existence, mais que les artistes de notre temps n’ont pas délaissé pour autant, loin de là. On voit ainsi pour commencer, en peintures et en photographies, des versions contemporaines de ces « vanités » (sublimes photos de Patrick Faigenbaum et Véronique Ellena, impressionnante peinture de Luc Tuymans), mais la nourriture n’a pas qu’une fonction décorative ou philosophique, elle est aussi révélatrice de l’état d’une société (« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es ») et les artistes s’en sont aussi emparés à cette fin. Après les détournements des Nouveaux réalistes (Accumulation de casseroles d’Arman, compression de fourchettes de César, tableaux-pièges de Spoerri) ou « l’icônisation » des Pop et des néo-Pops (les boîtes de soupe Campbell de Warhol, le homard de Jeff Koons , les gâteaux de Vincent Olinet), c’est à une dénonciation de la malbouffe et de la culture de l’hypermarché qu’invitent des œuvres comme la peinture à la facture très classique de Guillaume Bresson, l’installation de Corinne Fhima ou les inénarrables variations pour saucisses et lentilles de Claude Closky. Enfin, les régimes chromatiques de Sophie Calle, les photos da la série « Les Aspics » de Natasha Lesueur ou la « maison avec pommes de terre » de Sigmar Polke prouvent que les aliments peuvent avoir de l’intérêt soit pour leur couleur, soit pour leur qualité plastique, soit pour l’incongruité qu’il peut y avoir à les associer avec d’autres matériaux.
Une exposition plaisante, donc, et riche d’environ soixante-dix œuvres, qui est peut-être moins ambitieuse et plus consensuelle que les propositions précédentes (changement de municipalité oblige ?), mais qui permet de bronzer intelligemment, ce qui n’est déjà pas si mal.
–L’Etat du ciel, part III, Bastards d’Ed Atkins et All That Falls jusqu’au 7 septembre, 100 ans plus tard jusqu’au 13 juillet au Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.palaisdetokyo.com)
–Le Festin de l’art, jusqu’au 7 septembre au Palais des Arts de Dinard, 47 Boulevard Féart (www.ville-dinard.fr)
Images : Vue de l’exposition monographique d’Ed Atkins, Bastards au Palais de Tokyo, Ed Atkins, Ribbonds, 2014, Courtesy de l’artiste, Cabinet (Londres) et Galerie Isabella Bortolozzi (Berlin). Courtesy de l’artiste et de Cabinet (Londres) © Ed Atkins et Cabinet (Londres). Photo : Aurélien Môle ; vue de l’exposition 100 ans plus tard au Palais de Tokyo, photo : Aurélien Môle ; Patrick Faigenbaum, Châtaignes, grenades et pommes de pin. Santulussurgiu, 2006 Tirage à développement chromogène H 65,5 x L 82 cm Galerie Nathalie Obadia, Paris © 2014 P. Faigenbaum/Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles
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