Selfies or not selfies?
Dans un précédent post (https://larepubliquedelart.com/les-utopies-geniales-et-folles-dilya-et-emilia-kabakov/), je vous parlais de la formidable exposition qu’ont conçue Ilya et Emilia Kabakov pour l’actuelle édition de Monumenta au Grand Palais. Je n’avais pas mentionné le fait qu’à l’entrée de celle-ci, les artistes précisent que leur «étrange cité » a des règles et qu’ils souhaitent que les visiteurs les respectent : qu’ils ne prennent pas de selfies (pour ceux qui seraient définitivement réfractaires aux nouvelles technologies, rappelons qu’il s’agit d’autoportraits pris avec des appareils numériques dans le but, la plupart du temps, d’être partagés sur les réseaux sociaux), que leurs portables restent sur silencieux, qu’ils ne parlent pas fort et fassent preuve d’ un minimum de concentration au cours de la visite. Des exigences un peu curieuses pour une manifestation qui, rappelons-le aussi, est censée réconcilier le grand public avec l’art contemporain, mais qu’on peut comprendre : les Kabakov sont des artistes sérieux, même si leur travail est souvent plein d’humour ; ils veulent qu’on y porte le respect nécessaire, d’autant que plusieurs pièces ont trait au sacré et à la croyance ; ils estiment que ce n’est pas parce qu’ils sont dans le cadre d’une manifestation populaire qui se tient dans un lieu spectaculaire qu’ils doivent verser eux, dans le show et la facilité.
A l’inverse, l’exposition qui inaugure le nouvel espace de la galerie Perrotin (la Salle de Bal, un superbe volume en rez-de-chaussée et sous-sol de l’Hôtel dit « du Grand Veneur », situé à quelques encablures de la galerie principale), si elle n’invite pas directement les gens à se photographier devant les œuvres, les y incite vivement. Il s’agit d’une exposition dont le commissaire n’est autre, soit disant, que le très médiatique Pharrell Williams, qui se pique d’art contemporain et qui, à l’occasion de la sortie de son nouvel album, « Girl », a voulu rendre hommage aux femmes à travers le regard de de 37 artistes, dont 18 femmes (en fait, tout le monde sait que c’est Ashok Adicéam, le nouveau conseiller de la galerie, qui est essentiellement responsable de la sélection). Bien sûr, il s’agit surtout d’une vaste entreprise de communication, qui met surtout en avant les artistes de la galerie (dont Murakami, qui a réalisé de grands portraits du musicien et de son épouse sur fond de fleurs colorées), mais le public s’y presse en masse et semble prendre un immense plaisir devant la statue en verre brisé de Daniel Arsham à l’effigie de la vedette, le canapé de Rob Pruitt fait avec du tissu dans lequel apparaît son image, la toile de Mr qui annonce la sortie de son disque. Et ce public, qui n’est sans doute pas celui qui fréquente habituellement les galeries d’art contemporain, n’hésite pas à se photographier devant ou à côtés des œuvres, comme devant n’importe quelle attraction touristique ou star des médias (le soir du vernissage, un concert a même été organisé dans la cour de l’Hôtel, qui a donné lieu à un véritable évènement).
On le voit, la question qui se pose est la suivante : quelle attitude faut-il adopter devant l’art en général et l’art d’aujourd’hui en particulier ? Une distance respectueuse et un peu corsetée ou, au contraire, une décontraction et une nonchalance qui risquent de virer à la fête foraine ? La réponse n’est pas simple, car si la première hypothèse semble aller de soi (l’art se mérite, il demande un effort et une attention, c’est son caractère exceptionnel qui le différencie des banales productions télévisuelles), on peut se dire aussi que c’est en amenant un public pas forcément connaisseur, et même sous un prétexte fallacieux, à des expositions apparemment faciles qu’il prendra peut-être goût à des choses plus exigeantes. Car dans l’exposition Girl, par exemple, il y a, à côté des grosses locomotives colorées et clinquantes, quelques pièces d’envergure qui méritent vraiment qu’on s’y arrête : une somptueuse sculpture (« Escrimeuse ») de Germaine Richier, la vidéo d’une performance de Marina Abramovic du temps où elle mettait vraiment son existence en danger, une petite pièce délicieusement perverse d’Annette Messager, une « Origine du monde » revisitée par Agnès Thurnauer, entre autres. Et si, en venant vénérer leur idole Pharrell, les jeunes gens jetaient ne serait-ce qu’un coup d’œil sur ces œuvres, on pourrait se dire que l’entreprise n’aura pas été totalement vaine. Et ne doit-on pas aussi rejeter avec force une certaine forme d’art contemporain qui, sous prétexte d’intellectualisme, produit des actes et des discours aussi abscons que prétentieux, et qui dégoutent à tout jamais les non affranchis qui voudraient s’initier aux artistes de leur temps ? Visitant récemment Humainnonhumain à la Fondation Ricard, une exposition dont le thème est tout simplement la catégorie de choses naturelles, végétales, animales, robotiques, etc, qui se distinguent de l’humain, je lisais, dans le communiqué de presse, la phrase suivante : « « Extralarge, cette catégorie est néanmoins opératoire : le « non » est un opérateur, copule et coupure qui unit autant qu’il sépare. » !
Mais peut-être ces Trissotins ou ces désinvoltes ne connaissent-ils pas une autre forme d’art, intermédiaire, qui ne les prend ni de haut ni ne leur fait de clins d’œil aguicheurs, qui ne cherche pas à les intimider mais ne leur tape pas non plus dans le dos. Un art comme celui que pratique, par exemple, Pak Sheung Chuen, un artiste chinois (de Hong Kong), qui expose pour la première fois dans l’espace expérimental de gbagency (Level One). Pak Sheung Chuen travaille in situ, fait participer le spectateur et, à partir d’évènements intimes et quotidiens, vise à l’universel. Son art est beaucoup lié au voyage, au déplacement, et à l’expérience humaine et spirituelle qu’il engendre. Ainsi, lors d’un séjour en Malaisie, il s’est bandé les yeux pour se laisser guider par des inconnus. Ou, lors d’une biennale, il proposait aux gens de les raccompagner chez eux. Comme il a aussi travaillé pour un journal, il a pris l’habitude d’écrire régulièrement et de consigner ses notes ou ses idées dans de petits carnets.
Pour répondre à l’invitation de la galerie parisienne, il s’est justement servi d’un de ses carnets et à ressorti les notes qu’il y avait prises deux ans plus tôt, à la même époque. Et il en a conçu un travail sur la mémoire, car deux ans est, selon lui, le temps exact pour que les souvenirs restent présents, avant qu’ils ne se brouillent ou ne s’effacent. Il a donc reproduit ses notes sur les murs et le sol de la galerie, créant des volumes qui sont comme des espaces de méditation que le spectateur peut s’approprier et à partir desquels il peut réfléchir. Mais pendant le même temps, il a rencontré des parisiens et leur a demandé de se souvenir de ce qu’ils faisaient, eux, à la même date, deux ans plus tôt. Il leur a aussi proposé de constituer l’exposition avec lui en accomplissant une action à partir de cette expérience commune. Ainsi, certains se sont vus élaborer des recettes de cuisine à partir des mots trouvés dans le mode d’emploi d’un lecteur DVD, d’autres mélanger leurs cheveux avec ceux d’une tierce personne, d’autres enfin brûler la page 64 d’un livre, parce 64 est un code qui renvoie au 4 juin 1989, triste anniversaire du massacre de la place Tien An Men.
Le résultat est un mélange de rigueur conceptuelle (les notes reproduites sur les murs comme des « statements ») et de vraie vie (les actions documentés par de petites photos accrochées non loin), de public et de privé, de formel et d’intime. En faisant accomplir aux gens des gestes aussi élémentaires – et qui peuvent parfois sembler saugrenus-, c’est bien sûr à un partage qu’invite l’artiste, un échange du rien et du tout qui est au cœur même de la tradition orientale. C’est à la fois simple et infiniment compliqué, immédiat et très construit, touchant et séduisant sur le plan intellectuel. Un art qui se lit à différents niveaux en somme et qui s’adresse autant au néophyte qu’au spécialiste. Un art ouvert, généreux, bref, l’art tel qu’on aimerait qu’il soit toujours.
–L’Etrange cité d’Ilya et Emilia Kabakov , jusqu’au 22 juin au Grand Palais (www.grandpalais.com)
–Girl, jusqu’au 25 juin à la Salle de Bal de la Galerie Perrotin, 60 rue de Turenne, 75003 Paris (www.perrotin.com)
–L’espace-temps parallèle 2012.5.27-2012.6.9 2014.5.27-2014.6.9 de Pak Sheung Chuen, jusqu’au 19 juillet chez gbagency (Level One), 18 rue des 4 fils 75003 Paris (www.gbagency.com)
Images : Vue de l’exposition « G I R L » curated by Pharrell Williams (avec la sculpture de Germaine Richier au premier plan), 27 mai-25 juin 2014, Salle de Bal / Galerie Perrotin, Paris. Photo : Claire Dorn, Courtesy Galerie Perrotin; Takashi Murakami, Portrait of Pharrell and Helen – Dance, 2014, Acrylic and platinum leaf on canvas mounted on board (Photo by, Terry Richardson) φ1500 mm ©2014 Takashi Murakami/Kaikai Kiki Co., Ltd. All Rights Reserved. Courtesy Galerie Perrotin; vue de l’exposition L’espace-temps parallèle de Pak Sheung Chuen,2012.5.27 2012.6.9 2014.5.27-2014.6.9, 14 days’ texts from 27 may-9 June 2012.
2 Réponses pour Selfies or not selfies?
C’est une vraie question, l’attitude vis à vis de l’art contemporain. Une de ses qualités est qu’il peut sembler moins distant que les formes d’art passées. Mais il ne faut pas tomber dans l’excès inverse, il faut que les gens continue à respecter l’art.
C’est exactement ce que je dis, il me semble, dans l’article.
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