Géants américains
En 1962, l’artiste californien Ed Ruscha publia son premier livre, Twentysix Gasoline Stations, avec sa propre maison d’édition, National Excelsior Press. Inspiré de livres modestes qu’il avait trouvés dans la rue, chez des bouquinistes, lors d’un voyage en Europe, ce petit fascicule vendu $3.50 reproduisait exactement ce que son titre suggérait : vingt-six photos de stations essence, sans texte d’introduction ni explication. Seules informations : la marque et la localisation de ces stations, comme des cartels d’œuvre d’art. Dans un premier temps, le livre n’eut guère de succès et fut même rejeté par la Bibliothèque du Congrès pour sa « forme peu orthodoxe et un prétendu manque d’informations ». Mais petit à petit, il fut considéré comme un des premiers livres d’artiste modernes, fut suivi par toute une série d’autres à l’esthétique aussi épurée et minimaliste et eut une influence considérable sur beaucoup d’autres artistes qui publièrent des livres lui rendant directement hommage.
C’est la première édition de ce livre culte (il y en a eu deux autres depuis) qu’expose actuellement l’espace parisien de la Galerie Gagosian. Le livre, mais aussi la lettre de la Bibliothèque du Congrès annonçant son rejet et une grande partie des livres que les autres artistes (parmi lesquels Edgar Arcenaux, Dan Colen, Jonathan Monk, Tom Sachs, Yann Sérandour, etc.) publièrent en son honneur. Il y en eut d’ailleurs tant qu’en 2013 est paru un recueil, Various Small Books : Referencing Small Books by Ed Ruscha, qui recense quatre-vingt-un livres qui s’inspirent de ceux d’Ed Ruscha, reproduisant des couvertures et des échantillons de mises en page de chacun d’entre eux avec une description détaillée, que l’on peut aussi consulter. Et à côté des livres sont montrées des photos et des estampes de l’artiste, qui se renvoient d’ailleurs, les unes aux autres (par le sujet, la typo, le cadrage) et qui forme un ensemble assez exceptionnel de tout ce qu’on peut concevoir en matière d’éditions limitées à partir d’un vocabulaire bien défini (peu de temps après son installation à Los Angeles, Ed Ruscha a fait un stage chez un imprimeur et il s’est aussitôt passionné pour les techniques de reproduction, réalisant de nombreuses gravures ou lithographies).
Et partout règne une même élégance, une même mélancolie, une même liberté. En héritier du Pop, l’artiste s’est intéressé à des éléments du quotidien et, outre les stations essence, il a photographié des enseignes, des voitures, des rues de banlieues. Mais il l’a fait le plus souvent en noir et blanc, dans une esthétique sérielle et minimaliste, sans chercher l’effet ni la séduction immédiate. Si bien que dans son travail, c’est toute cette Amérique que l’on connaît si bien par la photo et le cinéma que l’on retrouve, mais comme mise à distance, décortiquée dans un projet conceptuel qui n’est pas non plus exempt d’humour. Cette alliance du chaud et du froid, des clichés californiens avec une implacable rigueur intellectuelle est une fête de l’esprit.
Bruce Nauman est un grand admirateur d’Ed Ruscha. En 1968, il a d’ailleurs publié un livre, Burning Small Fires, qui reproduit des photos dans lesquelles on le voit brûler une copie de Various Small Fires and Milk, un livre qu’Ed Ruscha avait publié quatre ans plus tôt sur différentes formes de feu. Cet autre géant de la scène américaine, dont le travail n’avait pas été montré en France dans une grande institution depuis longtemps (comme d’ailleurs celui d’Ed Ruscha), bénéficie, lui, d’une exposition à la Fondation Cartier. C’est une petite exposition, puisqu’elle ne présente, au fond, que six pièces (dont plusieurs inédites) de l’artiste, mais ces pièces sont suffisamment fortes pour qu’on entre de plein pied dans son univers et qu’on mesure à la fois la puissance, la violence et la poésie de ses obsessions.
Au rez-de-chaussée de la Fondation Cartier, donc, dans la partie vitrée qui donne sur le jardin, sont installées les œuvres que l’on pourrait qualifier « d’apolliniennes ». La première est une double vidéo dans laquelle on voit l’artiste essayer de maintenir en équilibre, avec ses mains, trois crayons, dans son atelier, tandis que son chat passe dans le champ. La deuxième est une pièce sonore dans laquelle on entend, alternativement en anglais et en français, « For Children/Pour les enfants », dans une sorte d’entrelacement répétitif qui devient vite hypnotique. Elle répond à une autre pièce sonore, située, elle, à l’extérieur, dans le jardin, et qui est un enregistrement au piano par le musicien Terry Allen d’une liste d’instructions relatives au placement des mains de pianiste sur le clavier. Elle a pour titre « For Beginners », parce qu’elle correspond à ce que les débutants peuvent faire en laissant leurs mains au milieu du clavier, à la hauteur du do médian.
A l’étage inférieur, se trouvent les pièces anciennes, plus sombres et plus dérangeantes. On tombe d’abord sur Anthro/Socio (Rinde Facing Camera) montrée pour la première fois au MoMA en 1991. Il s’agit d’une installation vidéo dans laquelle on voit Rinde Eckert, un artiste performeur, répéter trois séries de mots sur six moniteurs et trois écrans de projection (parmi lesquels « Anthropology » et « Sociology »), qui évoquent la détresse de la condition humaine. Cette détresse est encore plus sensible dans Carousel, une sorte de manège sinistre qui emporte dans sa ronde des formes d’animaux démembrés et suspendus par le cou. Enfin la troisième pièce, Untitled 1970/2009, qui aussi une projection vidéo, mais de deux danseuses allongées au sol et qui tournent dans le sens des aiguilles d’une montre, se voudrait une plus sereine méditation sur le temps, si, très vite, tout ne se détraquait, les danseuses ne se décalaient et finissaient par renoncer, proches de l’épuisement.
Cette exposition Bruce Nauman est une exposition étrange. Lorsqu’on la visite, on est étonné par sa simplicité, son dépouillement, presque sa pauvreté. Mais, petit à petit, elle fait son chemin chez le spectateur, le fascine, lui fait prendre conscience des enjeux essentiels qui y sont mis en jeu dans une forme et une esthétique qui ne ressemblent à aucune autre. Littéralement, elle l’obsède.
Comme l’obsède le travail de Taryn Simon, cette jeune photographe, également américaine, qui faisait partie des premiers artistes invités à l’ouverture de la Fondation Vuitton et qui expose actuellement au Jeu de Paume. Enfin, photographe n’est peut-être pas le mot exact, car si la jeune femme utilise la photo dans ses œuvres, c’est en relation avec le texte et dans une perspective conceptuelle qu’elle prend tout son sens. Le travail de Taryn Simon consiste en effet à montrer ce qui se passe entre le langage et le monde visuel, comment des vérités, mais aussi des mensonges, s’y construisent, comment l’image peut aboutir à une interprétation complètement différente du texte. Pour cette première rétrospective parisienne conçue en collaboration avec Ami Barak, elle montre un certain nombre d’œuvres de ses différents projets qui font tous intervenir l’archive, le classement, la mémoire.
Cela va de la série The Innocents (2002) dans laquelle elle fait poser des gens qui ont été condamnés pour des crimes qu’ils n’avaient pas commis sur le lieu même du crime (montrant ainsi comment la photographie peut servir au pouvoir judiciaire d’instrument à charge), à A Living Man Declared Dead An Others Chapters I-XVII (2011), une série pour laquelle elle a voyagé pendant quatre ans à travers le monde et recueilli des histoires de famille mettant à jour des problèmes de territoire, de pouvoir ou de religion, en passant par Contraband (2010), un inventaire des articles saisis par les douaniers américains à l’aéroport JFK de New York sur une période donnée, ou The Picture Collection (2013), un ensemble représentant les dossiers des archives photographiques de la Bibliothèque publique de New York.
Dans tous les cas, on est scotché par l’intelligence, la pertinence et la justesse du regard de l’artiste. Taryn Simon nous montre ce qu’on ne peut ou ne veut voir habituellement et ce que les médias et les pouvoirs publics ont pour habitude de nous cacher. C’est fort, rigoureux, politique et mérite vraiment qu’on y consacre un peu de temps pour bien comprendre son ambition.
-Ed Ruscha, Books & Co., Prints and Photographs, jusqu’au 7 mai, à la Galerie Gagosian, 4 rue de Ponthieu 75008 Paris (www.gagosian.com)
-Bruce Nauman, jusqu’au 21 juin à la Fondation Cartier, 261 bld Raspail 75014 paris (www.fondation-cartier.com)
-Taryn Simon, Vues arrière, nébuleuse stellaire et le bureau de la propagande extérieure, jusqu’au 17 mai au Jeu de paume, 1 Place de la Concorde 75008 Paris (www.jeudepaume.org)
Images :
Ed Ruscha Standard Station, Mocha Standard, Cheese Mold Standard with Olive, and Double Standard, 1969 Four screenprints on wove paper 25 3/4 x 50 inches 65.4 x 127 cm © Ed Ruscha. Courtesy Gagosian Gallery. Photography by Robert McKeever; Bruce Nauman, Anthro/Socio (Rinde Facing Camera), 1991 Installation audiovisuelle, dimensions variable © Bruce Nauman / ADAGP, Paris 2015 Photo courtesy Glenstone ; Taryn Simon, Charles Irvin Fain, Scène du crime, Snake River, Melba, Idaho. Incarcéré 18 ans à la suite d’une condamnation à mort pour meurtre, viol et enlèvement. The Innocents, 2002. Tirage jet d’encre, 121,9 x 157,5 cm. Courtesy de l’artiste © 2014 Taryn Simon
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