Gerard Mortier, l’opéra et les artistes
Après le décès, il y a quelques mois, de Patrice Chéreau, c’est une autre figure majeure du monde de la culture et de l’opéra qui s’en va, une de celles qui en auront le plus changé la face et l’auront le plus ouvert à la modernité : Gerard Mortier. Et comme Patrice Chéreau, mais pour d’autres raisons, Gerard Mortier avait des liens très forts avec le monde de l’art plastique. Car il a été un des premiers en Europe, à l’heure où l’opéra s’étiolait et où Rolf Liebermann – qui a été son maître – venait juste de lui redonner de l’éclat, à comprendre que ce genre en partie moribond ne pouvait survivre et faire sens encore aujourd’hui que s’il était confronté à des créateurs contemporains, que si sa théâtralité pouvait trouver écho dans les préoccupations qui sont les nôtres, que si son esthétique pouvait s’apparenter à celle qui nous interpelle. Et tout au long de sa carrière, il aura cherché à réunir les artistes qui étaient le plus à même de répondre à cette exigence, à traduire le plus justement cet état des lieux, à faire en sorte que l’opéra ne soit pas un art de musée, mais un art vivant, bien ancré dans la réalité d’aujourd’hui.
A la Monnaie de Bruxelles tout d’abord, où après un apprentissage au Festival des Flandres et à l’Opéra de Paris, il débute sa carrière de directeur. Mais s’il fait appel à la fine fleur des metteurs en scène de l’époque pour ses spectacles (Luc Bondy, Herbert Wernicke, Ruth Berghaus, Jean-Marie Simon, etc), l’art contemporain, c’est plutôt au bâtiment lui-même qu’il le réserve : lors d’une rénovation des espaces publics, il passe commande en effet à des artistes comme Sol LeWitt, Daniel Buren ou Giulio Paolini pour diverses interventions, dont une sur le sol du hall d’entrée. Au Festival de Salzbourg, dont il prend les rênes près de dix ans plus tard, et auquel il donne un coup de jeunesse qui ne va pas sans scandales ni manifestations hostiles, il fait monter les artistes sur scène et propose, entre autres, un Rakes’s Progress de Stravinsky dans des décors provocateurs de Jörg Immendorff, un Lucio Silla de Mozart revu par Robert Longo et une Damnation de Faust réinventée par Jaume Plensa (avec le groupe de théâtre catalan, La Fura dels Baus). Une partie du public en frémit d’effroi !
Mais ses plus grandes collaborations avec les artistes contemporains, c’est au cours des directions suivantes qu’il va les réaliser. D’abord à la Ruhrtriennale, un festival dont il est le fondateur et qui rayonne dans plusieurs friches industrielles de la région. Là, dans la Jahrhunderthalle de Bochum, une cathédrale d’acier et de verre, Ilya et Emila Kabakov, les célèbres artistes conceptuels russes, installent une autre coupole, celle qu’ils réservent au Saint-François d’Assise de Messiaen et dont les lumières évoluent en fonction des couleurs évoquées par la partition. Puis à l’Opéra de Paris, dont Gerard Mortier prend la direction en 2004. A l’Opéra Bastille, il crée un des spectacles qui est sans doute le plus beau mariage qu’on puisse imaginer entre opéra et art de notre temps : Tristan et Isolde de Wagner pour lequel Bill Viola, qui a une rétrospective en ce moment à Paris (cf https://larepubliquedelart.com/trop-deffets-tue-leffet/) réalise une vidéo qui va de la première à la dernière note de la partition (mise en scène Peter Sellars1). Scènes de baptêmes et de purifications, affrontement de l’eau et du feu, les chocs se succèdent dans ce sublime spectacle qui ramène le chef-d’œuvre wagnérien à la source de la philosophie orientale. Enfin à l’occasion de son départ, en 2009, et pour fêter le 20e anniversaire de l’Opéra Bastille, il commande à Anselm Kiefer une œuvre élégiaque qui est censée occuper tout l’immense plateau du théâtre et qui est une sorte d’installation à travers laquelle des comédiens déambulent : Am Anfang, d’après des textes bibliques et sur une musique de Jörg Widman.
Après l’Opéra de Paris, Gerard Mortier avait été nommé au Teatro Real de Madrid. Et en Espagne, devant un public au moins aussi conservateur que celui de la capitale française, il avait continué à enraciner l’opéra dans l’art d’aujourd’hui. En reprenant l’Elektra de Strauss, par exemple, pour laquelle Kiefer à nouveau avait imaginé une scénographie qui ressemblait à son atelier de Barjac. Ou un coproduisant un spectacle mis en scène par Robert Wilson qui avait pour thème la vie et la mort de Marina Abramovic, The Life and Death of Marina Abramovic, dans lequel la célèbre performeuse jouait elle-même son propre rôle. Et l’on peut imaginer qu’il y aurait eu de nombreuses autres collaborations de ce genre, si la maladie ne l’en avait empêché. Car Gerard Mortier était un inlassable curieux, qui toujours allait de l’avant et cherchait à imaginer de nouvelles formes. C’est Eduardo Arroyo, par exemple, qui a illustré ses deux premières brochures de saisons au Teatro Real de Madrid et les programmes qui ont été conçus pendant ses années bruxelloises ou les affiches parisiennes témoignent du soin extrême qu’il a toujours apporté aux publications.
Fasse que son héritage ne se perde pas et que d’autres portent l’opéra à ce point d’exigence où il l’avait mené. C’est à ce prix, et à ce prix seul, que le genre lyrique subsistera et qu’il permettra la réalisation de l’idéal wagnérien de la « Gesamtkunstwerk », c’est-à-dire de « l’œuvre d’art totale », qui était aussi un peu le sien.
1 Le spectacle sera repris en avril à l’Opéra Bastille, la direction de l’Opéra a décidé de le dédié à Gerard Mortier.
Images : Gerard Mortier (photo : L. Venance/Javier del Real/ Teatro Real); Saint-François d’Assise de Messiaen dans la scénographie d’Ilya et Emilia Kabakov à la Ruhrtriennale.
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