de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Ils (elles) peignent!

Ils (elles) peignent!

Délaissée depuis plusieurs décennies, considérée comme ringarde, peu ou mal enseignée dans les écoles d’art qui lui préféraient la photo ou la vidéo, la peinture fait un retour en force depuis quelque temps sur la scène artistique française. On ne peut que s’en réjouir, car elle fait partie des disciplines essentielles et indémodables, elle a prouvé qu’elle n’était pas obsolète eu égard à la photographie et il n’y a que dans l’hexagone qu’elle a connu une telle désaffection (en Angleterre ou en Allemagne, par exemple, l’intérêt pour la peinture ne s’est jamais démenti). Pour autant, c’est bien connu, la peinture est un art difficile, exigeant, celui qui supporte sans doute le moins la médiocrité. Ce n’est donc pas parce qu’il y a davantage de peinture qu’il y a davantage de « bonne » peinture ; au contraire, elle serait même la pire épreuve pour faire le tri entre les bons et les moins bons artistes.

Deux expositions qui se tiennent actuellement témoignent de ce regain d’amour pour le geste pictural. La première a lieu aux Beaux-Arts de Paris, où Alexis Fabre, l’ancienne directrice du Mac/Val de Vitry, vient d’être nommée. Elle a pour titre We Paint et regroupe en fait tous les finalistes du Prix Jean-François Prat, ce prix créé en 2012, un an après la mort du célèbre avocat d’affaire collectionneur, et dont la vocation est de mettre en avant la peinture contemporaine (le lauréat empoche 20 000€ et une exposition montre les travaux des trois finalistes de l’année). En tout, ce sont 33 peintres français et étrangers qui sont présentés ici dans trois sections qui vont du figuratif à l’abstrait, en passant par les cultures multiples, et dans une scénographie – spécialement conçue pour l’exposition par Cristiano Raimondi, qui en est aussi le commissaire – qui s’inspire des espaces métaphysiques des toiles de Chirico. On y trouve aussi bien Mathieu Cherkit, Maude Maris, Alexandre Lenoir, Avery Singer ou pPierre Seinturier (première section), que Sol Calero, Myriam Haddad ou Farah Atassi (deuxième section) et que Nicolas Chardon, Anne Neukamp, Philippe Decrauzat ou Lesley Vance (troisième section). L’idée étant que tous les genres de peinture peuvent cohabiter et trouver leur place sans entrer en concurrence ou en réaction les uns avec les autres.

Et du coup, il y en a pour tous les goûts dans l’exposition : du très engagé au formel, du petit au grand format, du réaliste au fantasmagorique, du retenu au très expressif, du très coloré au noir et gris Chacun peut y trouver son compte. On notera toutefois que les deux toiles qui ont le plus retenu notre attention n’émanent pas de la scène française. La première, Untitled, 2021, est celle de l’artiste letton Janis Avotins qui évoque la difficulté à percevoir le réel et le poids de l’image encore très fort de la présence soviétique. La seconde, Changes, 2019, est celle de l’artiste allemand Florian Krewer, qui est lauréat du Prix de cette année, ex-aequo avec Marine Wallon, et que l’on avait déjà pu voir à l’ouverture de la Collection Pinault à la Bourse du Commerce, et qui traduit les désarrois de la jeunesse actuelle dans un style sauvage, puissant et brut. Il n’y a pas de conclusion à en tirer sauf que, comme dans de nombreux autres arts, le meilleur moyen d’être percutant aujourd’hui est peut-être d’affronter le monde et de ne pas trop se regarder le nombril.

C’est un peu la réflexion que l’on se fait en voyant l’autre exposition, présentée, elle à la Fondation Ricard, sous le titre Entre tes yeux et les images que j’y vois (un choix sentimental). Il s’agit cette fois d’une exposition qui regroupe des peintres (surtout des femmes) de la même génération (des trentenaires), qui sortent tous des Beaux-Arts, se connaissent et entretiennent des relations d’amitié. Parmi eux, deux sont d’ailleurs déjà présents dans l’exposition des finalistes du Prix Prat ; Jean Claracq et Myriam Haddad. Ils y présentent des toiles (un format étonnamment grand, d’ailleurs, pour Jean Claracq, que l’on connaît surtout pour ses miniatures) qui sont parmi les meilleures de la manifestation. Et tout autour, Christine Safa, Cecilia Granara, Nathanaëlle Herbelin, Simon Martin, Madeleine Roger-Lacan, Elené Shatberashvili et Apolonia Sokol complètent la sélection avec beaucoup de cohésion et d’intelligence. A noter que les commissaires, Anaël Pigeat et Sophie Vigouroux, ont eu la bonne idée de demander aux artistes de concevoir des vitrines, placées au centre de l’espace, qui enferment des objets ou des livres qui sont des clés importantes pour la compréhension de leur travail et que Tim Eitel, qui a été le professeur de la plupart d’entre eux, a réalisé un film très touchant au cours duquel on les voit rire et échanger.
On est donc ravis de retrouver le savoir-faire, la sensibilité, la délicatesse de ces artistes qui travaillent beaucoup dans la sphère du corps et de l’intime, même si, là encore, on ne peut pas parler d’école et que des genres très différents sont représentés. Mais on ne voudrait pas que le goût du détail bien réalisé, la fascination du quotidien, la suggestion fantomatique ne se transforme en banalité, kitscherie ou affectation maniériste, comme on le perçoit parfois à l’ombre de certaines compositions. Bien peindre, faire preuve de tout son talent, de sa technique et de son habileté : oui. Mais il faut aussi que la peinture ait un souffle, une puissance, une aura qui la singularisent et l’éloignent définitivement des images en flux continu qui envahissent nos portables, médias ou autres réseaux sociaux de notre vie de tous les jours.

-We Paint !, jusqu’au 24 avril aux Beaux-Arts de Paris (www.beauxartsparis.fr)

Entre tes yeux et les images que j’y vois (un choix sentimental, jusqu’au 11 juin à la Fondation Ricard (www.fondationpernodricard.com)

Images : Jean Claracq,  Alfred Stefaneschi de Bles, 2017 Huile sur toile / Oil on canvas 39,4 x 52,7 cm / 15.5 x 20.8 in. © Jean Claracq. Courtesy de l’artiste et de la galerie Sultana (Paris) ; Florian Krewer, Changes, 2019 Huile sur toile / Oil on canvas 244 x 214 cm / 94 x 84.3 in. Ó Florian Krewer. Courtesy de l’artiste et du Fonds de dotation Bredin Prat pour l’art contemporain ; vue de l’exposition à la Fondation Ricard avec la toile de Cecilia Granara (photo Aurélien Mole).

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