Lucas Arruda, Eugène Leroy: encore de la peinture
En France, on a peu vu le travail de Lucas Arruda, cet artiste brésilien né en 1983 et dont les peintures figurent déjà dans les plus importants musées du monde. François Pinault, qui en a acheté plusieurs, en a montré lors de présentations de sa collection (dont celle qui se tient actuellement au Fresnoy de Tourcoing, Enrique Ramirez et Agnès Thurnauer, traversées dans le Nord – La République de l’Art (larepubliquedelart.com), et une exposition a eu lieu aux Cahiers d’art en 2016. Mais c’était en général quelques pièces qui étaient proposées, dont la perfection plastique sautait aux yeux, mais qui ne permettaient pas d’avoir une vision d’ensemble. C’est donc dire si l’exposition qui se tient actuellement chez David Zwirner à Paris et qui rassemble un nombre conséquent de tableaux est importante.
Lucas Arruda peint en général de petits formats qui représentent soit des paysages maritimes dont la mer constitue la ligne d’horizon et qui se situent ainsi dans l’horizontalité, soit des paysages de jungle à la végétation luxuriante et qui s’inscrivent plutôt dans la verticalité (sans que cela ait d’incidence sur le format). Aucune figure humaine ou animale n’y est présente. Ces paysages résultent tout autant de souvenirs que de l’imagination, ils ne font référence à aucun lieu précis et tout élément anecdotique (un bateau, une construction, etc.) en est banni. En fait, ils sont le fruit d’une méditation, d’un état d’esprit et ce qui frappe, ce sont les infinies variations que le peintre parvient à leur donner et qui les tirent souvent vers l’abstraction. A première vue, par ce lien étroit avec la nature, ce travail si délicatement peint, que l’on pourrait rester des heures à contempler, fait penser à Caspar Friedrich, Turner ou aux peintres romantiques. Mais il en est en fait bien éloigné : à leur différence, il ne cherche pas à traduire la psyché tourmentée de l’artiste ; si le ciel et la lumière varient, la mer n’est jamais déchaînée ni la végétation de la jungle jamais menaçante. Au contraire, c’est une forme de silence que tente d’installer cette peinture, une concentration et le sentiment de plénitude qu’elle suscite renvoie davantage, en fait, aux natures mortes métaphysiques d’un Morandi ou d’un Cristof Yvoré (même si la manière de peindre en est évidemment très différente).
L’exposition à la galerie Zwirner s’intitule Assum Preto, du nom d’un oiseau (une sorte de merle) originaire de l’Est du Brésil. Selon la tradition locale, cet oiseau ne chanterait jamais mieux que lorsqu’il perdrait la vue, parce que son chant parviendrait alors à une sorte de parfaite harmonie. C’est cette harmonie que l’on retrouve sur les cimaises de la galerie et qui, par la répétition des thèmes et des formats, aboutit à une sorte d’état hypnotique. Mais l’exposition ouvre également de nouvelles perspectives. Pour la première fois est ainsi montrée une toile de grand format relevant délibérément d’une forme d’abstraction géométrique. Comme il est justement dit dans le communiqué de presse : « Lucas Arruda aborde l’abstraction par le biais d’un langage visuel aussi géométrique qu’atmosphérique ; il synthétise les impulsions picturales des monochromes, des jungles et des paysages marins, réduisant de façon abstraite son œuvre à un idéogramme symbolique et spirituel qui puise ses solutions de composition dans la tradition artistique riche et variée des peintres populaires du Brésil et rappelle en outre les tableaux visionnaires de l’artiste suédoise Hilma af Klint ». Par ailleurs une installation lumineuse, présentée en fin de parcours, apparaît comme une clé de son travail. Elle est constituée de deux paires de rectangles projetés directement sur le mur de la galerie, celui d’en haut venant d’une projection lumineuse, tandis que celui du dessous résulte d’une application de peinture, les deux se distinguant à peine. On ne sait plus ainsi ce qui relève du fictif et du réel, du vécu et du rêvé, du naturel et du l’artificiel et c’est cette ambiguïté troublante qui constitue l’essence du travail de cet artiste exceptionnel.
L’ambiguïté – tout comme la question de la présence et de l’absence – est aussi au cœur de l’œuvre d’Eugène Leroy, ce grand peintre mort en 2000, à l’âge de 90 ans, à qui le Musée d’art moderne de Paris consacre une grande rétrospective. Mais elle se manifeste d’une autre manière. Leroy n’a jamais abandonné le sujet, mais il l’enfouit sous la matière pour en retrouver l’essence. Ainsi, si dans certaines toiles, on peut encore le reconnaître distinctement, dans d’autres, il disparait et il faut beaucoup de temps pour en apercevoir certains contours (certains collectionneurs de l’artiste expliquent qu’il leur a fallu plusieurs mois pour le voir enfin apparaître). C’est que, pour lui, proche en cela à cette tradition picturale du Nord dont il était originaire et auquel il était tellement attaché (il y a vécu toute sa vie), la lumière vient de la densité, elle jaillit sous l’empâtement et les nombreuses couches de peintures. On peut être moins sensible à ces toiles si épaisses, où la peinture forme un bloc qui n’a rien de séduisant et où la palette est volontairement terreuse, mais force est de reconnaître la puissance de ce travail, son intégrité, sa liberté (Leroy ne s’est jamais situé par rapport à un courant ou à un autre) et son exigence à une époque où l’on passe devant les tableaux en y jetant un rapide coup d’œil.
A l’occasion de cette rétrospective, L’Atelier contemporain publie un livre, Toucher la peinture comme la peinture vous touche, qui est un ensemble d’écrits et d’entretiens du peintre réalisés entre les années 70 et 95. On y comprend mieux à quel point Eugène Leroy, qui, pour vivre, enseigna également le grec et le latin, était nourri de culture classique, connaissait par cœur les grands auteurs et les maîtres anciens (en particulier flamands auxquels il a souvent rendu hommage, une section de l’exposition y est d’ailleurs consacrée). Et c’est un bonheur de voir la sensualité (presque la gourmandise) dont il fait preuve à l’égard du corps des femmes, des paysages du Nord et du geste pictural lui-même. Enfin, comme la reconnaissance internationale de Leroy a été en partie due à l’intérêt que Baselitz et son marchand Michael Werner ont porté à son travail, le livre est illustré par de très belles photos en noir et blanc de Benjamin Katz, qui fut le témoin privilégié de toute la peinture expressionniste d’Outre-Rhin. Un complément indispensable, donc, à l’exposition du Musée d’art moderne.
-Lucas Arruda, Assum Preto, jusqu’au 22 mai à la galerie David Zwirner, 108 rue Vieille-du-Temple 75003 Paris (www.davidzwirner.com)
-Eugène Leroy, Peindre, jusqu’au 28 août au Musée d’art moderne de Paris (www.mam.paris.fr)
-Eugène Leroy, Toucher la peinture comme la peinture vous touche, Editions L’Atelier contemporain, 264 pages, 25€
Images : Lucas Arruda Untitled (from the Deserto-Modelo series), 2021 © Lucas Arruda Courtesy the artist and David Zwirner ARRLU0262 Lucas Arruda Untitled (from the Deserto-Modelo series), 2022 © Lucas Arruda Courtesy the artist and David Zwirner; Eugène Leroy Autoportrait, vers 1958 huile sur bois 73 x 58 cm Collection particulière, Roubaix, France © Photo Alain Leprince © ADAGP, Paris 2022
Une Réponse pour Lucas Arruda, Eugène Leroy: encore de la peinture
Présentation lumineuse de l’oeuvre de ces deux peintres.
Découverte fructueuse de L.Arruda
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