Ils sont fous ces Anglais!
Les Anglais, on le sait, ont le goût de l’excentricité. Ils l’ont prouvé à travers les siècles par des comportements originaux et, dans le domaine vestimentaire, par des tenues extravagantes qui ont peut-être trouvé leur apogée dans les années 60, au temps du « Swinging London ». Et dans le domaine des arts plastiques, nombre de britanniques se sont singularisés par leur positionnement hors du commun, comme le duo Gilbert and George, qui ont fait de leurs corps leur principal outil de travail et, en s’exposant eux-mêmes sur un podium, se sont auto-proclamés « sculptures vivantes ».
Grayson Perry semble faire partie de cette lignée-là. L’artiste, qui est une star dans son pays, alors qu’il est encore très mal connu en France, est né en 1960, dans un milieu ouvrier, entre un beau-père violent et une mère lunatique. Dès l’âge de 4 ans, il se construit un modèle masculin idéal en la personne de son ours en peluche, baptisé « Alan Measles », auquel il donne toutes les valeurs positives et dont il fera le héros de bon nombre de ses œuvres. A peu près à la même époque, il emprunte les vêtements de sa sœur pour les revêtir. Car très tôt, Grayson Perry a éprouvé le besoin de s’habiller en femme, pas tant comme un transgenre, quelqu’un qui aurait éprouvé une identité féminine dans un corps de garçon, mais plus par empathie et solidarité avec les valeurs féminines, contre ce que l’on a coutume d’appeler la « masculinité » : « J’ai compris qu’être un travesti ne signifiait pas faire semblant d’être une femme, précise-t-il. Il s’agissait de porter les vêtements faisant naître en moi les sentiments que je voulais éprouver ». D’ailleurs, lui qui est marié et père de famille ne cherche en rien à se faire passer pour une femme (« Même depuis un hélicoptère, on peut voir que je suis ce je suis, dit-il aussi dans une interview à Télérama : un homme qui porte une robe ! ») : il s’est créé un alter-ego, Claire, qui est une créature un peu trop fardée, qui porte, comme Blanche-Neige, un nœud rouge dans les cheveux et qui boit de l’eau dans une bouteille en plastique avec une paille.
A 19 ans, il quitte sa famille avec Alan Measles sous le bras et s’inscrit à l’école d’art de Portsmouth. Il y découvre le travail de l’artiste brut Henry Darger et se lance dans la céramique, un matériau très peu considéré dans le monde l’art contemporain de l’époque. Après avoir connu les squats et des conditions de vie extrêmement précaires, il remporte, en 2003, le fameux Turner Prize, le plus important prix d’art en Angleterre. A la suite de cela, la carrière de Grayson Perry ne cesse de progresser : en 2011, le British Museum présente The Tomb of the Unkown Craftsman, une exposition dans laquelle l’artiste combine ses propres œuvres avec des pièces choisies dans la collection du musée ; peu après, il réalise des documentaires pour Channel 4 dans laquelle il raconte la genèse de The Vanity of Small Differences, une série de tapisseries monumentales, son œuvre la plus connue à ce jour ; en 2016, la série All Man se traduit par un livre et il donne, depuis 2013, des conférences sur la BBC (elles-aussi publiées en recueil) ; en 2015, il conçoit, dans l’Essex, une maison dédiée aux femmes, construite par FAT Architecture ; etc., etc. Pour couronner le tout, l’artiste a été élu Royal Academician en 2012 et a reçu un CBE (Companion of the Order of the British Empire).
L’exposition que présente la Monnaie de Paris (sa première monographie en France) s’ouvre sur une salle qui présente des robes que Grayson Perry a lui-même imaginées et portées ou que ses étudiants lui ont offertes, ainsi qu’une grande estampe en noir et blanc représentant une femme nue (allusion à « l’Olympia » de Manet) avec un sexe d’homme. On peut donc croire qu’elle va se limiter aux questions d’identités et de remise en cause des valeurs traditionnelles de la masculinité. Mais il n’en est rien et, si ces questions-là restent bien sûr au centre du propos, elle s’ouvre à une analyse très fine et très pertinente de la société britannique et, au-delà, du monde d’aujourd’hui tout entier (et qui explique sans doute son phénoménal succès Outre-Manche). Ainsi Grayson Perry évoque-t-il, à travers des tapisseries et des vases en céramique, la question du Brexit pour en arriver à la conclusion que « l’enjeu du référendum n’a jamais été de rester dans l’Europe ou pas : il s’agissait d’un groupe porteur de certaines valeurs culturelles s’opposant à un groupe porteur d’autres valeurs culturelles ». Ainsi utilise-t-il les sculptures africaines ou asiatiques étudiées lors de son travail au British Museum pour évoquer le sort des migrants ou le chapeau porté par les femmes dans la société victorienne pour parler du port du voile islamique et, plus généralement, pour réfléchir à la notion de laïcité. Enfin, l’ensemble The Vanity of Small Differencies s’inspire de la suite de huit peintures de Hogarth, The Rake’s Progress, pour montrer les différences et les clivages sociaux encore très présents dans la société anglaise, en s’inspirant souvent des compositions des scènes religieuses des tableaux de la Renaissance italienne.
Tout cela, Grayson Perry l’entreprend avec beaucoup d’humour, des couleurs vives qui flirtent souvent volontairement avec le mauvais goût et une forme de kitsch qui pourrait faire oublier la qualité et la précision des techniques. Mais le message passe, d’autant plus qu’il est dit sans être asséné et avec un sens certain de la mise en scène. Le spectateur s’amuse, mais n’en est pas moins pris à parti.
Comme il pourrait s’amuser à la vue de la petite souris que Ryan Gander, cet autre artiste anglais, a fait sortir d’un trou percé dans le mur de gb agency. Il faut dire qu’elle fait de l’effet, cette petite souris, dans le nouvel espace récemment aménagé par la galerie, où elle apparaît seule, dans un angle, les hauts murs et le centre de la pièce restant vides. Lorsqu’on s’approche, on se rend compte qu’elle parle et le monologue qu’elle tient, enregistré par la fille de l’artiste, âgée de neuf ans, est basé sur la scène finale du Dictateur de Chaplin, mais réécrit dans une perspective contemporaine. On peut y entendre ceci (en anglais) : « Il y a assez de place sur cette planète pour tous. Il existe une manière de vivre, libre, ouverte et belle. Le monde est un endroit merveilleux. Les humains sont merveilleux, mais nous nous sommes perdus dans nos obsessions égocentriques –c’est la culture de soi, pas du collectif. Le narcissisme a érodé nos âmes, a dilué notre collectivité, a divisé notre territoire, fait éclater nos sociétés, voler en éclats nos relations d’amitiés, nous a fait construire des murs et des frontières, nous a conduit vers la crainte, le doute et le scepticisme. Nous avons créé la vitesse, mais nous nous y sommes enfermés, je l’ai déjà dit. »
En fait, c’est toute l’exposition, très justement intitulée Old Languages in very Modern Styles, qui est placée sur les rapports entre les parents et les enfants et les conseils que les premiers peuvent prodiguer aux seconds (ou réciproquement). Elle s’ouvre d’ailleurs sur une peinture murale, Let the world take a turn, qui est un dicton souvent répété par le père de l’artiste alors il était jeune garçon et qui traduit l’idée que « lorsqu’on rencontre un souci, on le voit le lendemain avec une autre perspective ». Et dans un coin de la galerie, un téléphone portable apparaît, mais dans une projection holographique, c’est-à-dire sur un mode virtuel, qui renforce encore l’idée de virtualité qui préside aujourd’hui aux modes de communication. Et dans un autre endroit, un distributeur automatique est installé, qui présente un paquet de billets de 200€ pour une somme totale de 10 000€. On peut l’obtenir pour 9999,99€, c’est-à-dire en faisant l’économie d’un centime. Mais pour la même somme, on peut préférer une pierre arrondie trouvée sur une plage par les enfants de l’artiste…
Comme le Hogarth du Rake’s Progress (et Grayson Perry dans la foulée), Ryan Gander est un moraliste, aux idées souvent brillantes et lumineuses, mais parfois un peu faciles. Cette exposition-là, en tous cas, restera comme une de ses plus mémorables. Parce qu’elle est cohérente, juste, à la fois ironique et tendre, et qu’elle frappe fort. Parce qu’elle tient un discours humaniste et solidaire que l’on aimerait entendre davantage dans les lieux dédiés à l’art contemporain. Enfin parce que sa galerie française, gb agency, n’est jamais meilleure et plus inventive que lorsqu’elle propose des gestes radicaux, qui semblent tourner le dos aux diktats du marché (on se souvient par exemple de l’incroyable exposition de Roman Ondak, l’an passé, qui avait envisagé la galerie comme après une inondation, cf https://larepubliquedelart.com/radicalement-votre/). Alors pour une fois, faisons confiance aux rongeurs…
-Grayson Perry, Vanité, Identité, Sexualité, jusqu’au 3 février à la Monnaie de Paris, 11 quia Conti 75006 Paris (www.monnaiedeparis.fr)
-Ryan Gander, Old Languages in very Modern Styles Old Languages in very Modern Styles, jusqu’au 24 novembre chez gb agency, 18 rue des 4 fils 75003 Paris (www.gbagency.fr)
Images : Grayson Perry, 1, The Adoration of the Cage Fighters, 2012 (detail), wool, cotton, acrylic, polyester and silk tapestry, 200 x 400 cm © Grayson Perry Courtesy the artist and Victoria Miro, London/Venice; 2, Precious Boy, 2004, Glazed ceramic, 53 x 33cm, © Grayson Perry Courtesy the artist and Victoria Miro, London/Venice; Ryan Gander, 3 et 4, vues de l’exposition Old Languages in very Modern Styles chez gb agency, Courtesy Ryan Gander et gb agency, Paris, photo: Aurélien Mole.
0
commentaire