de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Prendre soin de la terre

Prendre soin de la terre

On peut s’agacer de voir la question écologique invoquée pour toute exposition qui se respecte aujourd’hui. De même qu’il y a peu -et aujourd’hui encore-, la question du postcolonialisme était le sésame qui ouvrait toutes manifestations culturelles se voulant sérieuses, même les plus médiocres. Pourtant ces deux notions sont essentielles et, concernant l’écologie, le changement climatique que l’on constate avec désolation tous les jours prouve l’urgence d’une prise de conscience et la nécessité d’une action. L’exposition Réclamer la terre qui vient de s’ouvrir au Palais de Tokyo ne s’inscrit donc que naturellement dans un mouvement qui remet en question la place de l’homme dans son environnement et que Nicolas Bourriaud a théorisé dans son récent essai Inclusions, esthétique du capitalocène (cf Quel art pour demain? – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Mais elle a ceci d’intéressant que, plutôt de montrer une nouvelle fois des artistes qui dénoncent l’exploitation de la nature par l’homme, elle en présente qui, d’une certaine manière, ont déjà dépassé ce stade et fait de cette nature et des éléments le sujet même de leur travail. Ainsi, sous la houlette d’un conseil scientifique composé de Léuli Eshrāghi et d’Ariel Salleh, elle propose quatorze artistes de différentes générations et origines culturelles, qui, comme le dit le communiqué de presse « montrent que nous ne sommes pas « face au paysage », ni « sur terre » mais qu’au contraire nous faisons corps avec elle, créant cette « communauté du sol » dont parlait Rachel Carson, à l’origine du mouvement écologiste ».

 Parmi eux, quelques interventions se dégagent : celle, spectaculaire, de Solange Pessoa, cette artiste brésilienne qui a fait de la matière organique (terre, mousse, cuir, cire, plumes, cheveux, sang, graisse…) un médium dont l’évolution naturelle transforme les œuvres et qui présente ici une installation monumentale faite à partir de cheveux (Catedral, 1990-2003), qui évoque des chevaux fantomatiques ; celle de la péruvienne Daniela Ortiz qui, à travers une série de petites peintures intitulée The Rebellion of the Roots dépeint non sans humour des scènes présentant des plantes tropicales qui, « séquestrées » selon ses mots dans des jardins botaniques, trouvent leur propre chemin pour confronter les politiciens et autorités responsables de ces crimes afin de rendre justice ; celle de l’iranien Abbas Akhavan qui présente une série de sculptures en bronze des espèces végétales autochtones et endémiques des rives du Tigre et de l’Euphrate, mais étendues au sol sur un drap blanc, en contradiction avec la verticalité des monuments traditionnels, Study for a Monument (2013-en cours) ; celle de l’australienne Yhonnie Scarce, et qui évoque autant un nuage radioactif qu’une chute d’eau et qui est faite de centaines d’ignames (légume primordial dans l’alimentation Aborigène et symbole du lien au territoire) en verre soufflé à la main. Mais la plupart de ces travaux sont puissants (on pourrait aussi citer l’architecture de Tabita Rezaire et Yussef Agbo-Ola, qui est un véritable temple dédié à la terre) et prennent tout leur sens dans le contexte.

Une installation, toutefois, retient particulièrement l’attention : celle de Kate Newby, une néo-zélandaise installée désormais aux Etats-Unis. Kate Newby est une artiste particulièrement attentive au milieu qui l’entoure et qui glane au cours de ses pérégrinations des objets, matériaux dont personne ne veut et qui sont souvent considérés comme des rebuts. En ce sens, elle est particulièrement représentative de l’esprit de cette exposition qui consiste à recycler et à prendre soin. Car ces matériaux, elle les travaille, les transforme, en fait de subtiles sculptures qui allient la rudesse à la préciosité. Pour le Palais de Tokyo, elle a entre autres imaginé de faire fondre des tessons de bouteille ou des morceaux de verre dans des petits récipients en porcelaine blanche fabriqués à Limoges. De ces matières délaissées, elle a ainsi créé une mosaïque multicolore qui s’insère dans la matière noble comme dans un cocon. Une des composantes essentielles de la démarche de l’artiste est aussi de collaborer avec des artisans et de faire en sorte que les œuvres prennent corps dans l’environnement, tant physique que social, qui les accueille.

La même artiste bénéficie parallèlement d’une exposition personnelle à la galerie Art-Concept. Là, elle a en particulier réalisé un mur de briques avec la briqueterie Rairies-Montrieux sans aucun mortier, laissant ainsi l’air libre de circuler derrière. Et dans ces briques, elle a inclus, avant la cuisson, des tessons de verre ou des pièces de monnaie trouvés par ses amis dans les rues de Paris (au-delà des artisans, la participation s’étend au cercle amical). Et elle est aussi intervenue sur les grilles d’aération si typiquement parisiennes qui se trouvent devant la galerie. Elle les a travaillées avec du sel, du vinaigre ou de la simple rosée pour créer de multiples effets, de texture et la de couleur (de mêmes interventions, quasi imperceptibles mais très poétiques, ont été effectuées sur les portes du Palais de Tokyo). Il y a une forme de minimalisme dans le travail de Kate Newby, mais un minimalisme féminisé, plein de douceur et de chaleur. L’attention qu’elle porte aux matières, la manière dont elle les écoute, est le contraire d’une approche brutale et machiste. C’est un travail qui n’impose rien, mais se met au service des lieux dans lesquels il trouve sa place, qui révèle plutôt qu’il n’exhibe.

Réclamer la terre, jusqu’au 4 septembre au Palais de Tokyo (www.palaisdetokyo.com)

-Kate Newby, Try doing anything without it, jusqu’au 21 mai à la galerie Art-Concept, 4 Passage Sainte-Avoye 75003 Paris (www.galerieartconcept.com)

Images : Daniela Ortiz, The Rebellion of the Roots, 2021, série en cours, acrylique sur bois, 20 x 30 cm. Courtesy de l’artiste et Galleria Laveronica (Modica) ; Abbas Akhavan, Study for a Monument, 2013 (détail), Bronze, draps en coton, dimensions variables,

Courtesy de l’artiste, Catriona Jeffries (Vancouver) et The Third Line (Dubaï), Crédit photo: Toni Hafkenscheid; Kate Newby, Try doing anything without it, 2022. Briques, pièces de monnaie, verre trouvé (Paris, Texas) / Bricks, coins, found glass (Paris, Texas). 324 x 397 cm. Courtesy of the artist and Art: Concept, Paris.  Photo by Nicolas Brasseur

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