John Giorno, Agnès Thurnauer: correspondances et mémoires
Pendant longtemps, son nom -et surtout son visage- ont été associés au film d’Andy Warhol, Sleep, dans lequel on le voit dormir pendant plusieurs heures. Puis il a tracé sa propre route, en tant que poète, et des phrases tirées de ses œuvres et de son adhésion au bouddhisme (« You got to burn to shine », « Life is a killer », etc.) sont apparues dans les galeries d’art, écrites sur des fonds colorés, comme des mantras. En 2015, son compagnon et mari, Ugo Rondinone, lui consacra une sublime exposition au Palais de Tokyo, qui faisait état de tous ses talents et qui apparaissait comme une immense déclaration d’amour, I Love John Giorno (cf L’amour comme une oeuvre d’art… – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)),. John Giorno est mort en 2019, mais ses Mémoires, sur lesquelles il travaillait encore peu de temps avant son décès, viennent de paraître en traduction française aux Editions des Beaux-Arts de Paris, dans la collection « Ecrits d’artistes ».
A la différence des autres titres de cette collection peut-être (Buren, Jimmie Durham, Morellet, entre autres), celui-ci ne se limite pas à des considérations sur l’art. Au contraire, il s’agit surtout d’une chronique plutôt leste et sans fard du New York de la Beat Generation et du Pop Art des années 60. Issu d’une famille bourgeoise et fort compréhensive et conscient des avantages qu’il pouvait tirer de son physique, John Giorno fut d’abord l’amant d’artistes célèbres ou qui allaient le devenir : Andy Warhol, tout d’abord, dont il fut la muse, puis Robert Rauschenberg, Jasper Johns, William Burroughs ou encore Keith Haring. La description qu’il fait de la sexualité de ces gens illustres est d’ailleurs très précise et très drôle : Andy Warhol aimait surtout lui faire des fellations et il faisait attention, lorsqu’il éjaculait, à ne pas lui envoyer de sperme sur la perruque ; Rauschenberg était bien membré et il aimait se faire titiller les tétons ; William Burroughs, au contraire, n’avait pas été très gâté par la nature et il était essentiellement passif… Toutes ces révélations pourraient s’apparenter à des ragots de presse à scandale s’ils n’étaient dits avec autant de naturel et de simplicité et s’ils n’étaient constitutifs, au fond, de la personnalité de John Giorno.
Mais sa carrière de poète est aussi évoquée et surtout celle concernant la poésie sonore. Car John Giorno, qui fréquentait surtout des plasticiens, se rendit rapidement compte que la poésie était très en retard sur les autres arts et qu’il fallait la faire sortir du ghetto dans lequel elle était enfermée. Il eut cette révélation en lisant Howl d’Allen Ginsberg, qui eut une influence déterminante pour le reste de sa carrière. A la fois parce que ce poème comportait une imagerie gay qui le touchait directement, mais aussi parce qu’il avait le sentiment que personne n’avait encore exprimé les choses de manière aussi directe et physique. C’est donc plus vers la performance qu’il se dirigea, une forme d’expression où la poésie s’accompagnait de musique, d’images ou de danse. Il enregistra plusieurs disques sur lesquels ses poèmes étaient dits, mais aussi ceux de Ginsberg, de Brion Gysin ou de Patti Smith. Et son œuvre la plus célèbre fut Dial-a-Poem, en 1968, qui consistait à appeler un numéro de téléphone pour entendre un poème d’un de ces artistes de la Beat Generation, mais de manière aléatoire, sans savoir sur lequel on allait tomber.
Enfin, il faut parler du bouddhisme, qui fut une part importante de son existence. Ayant fait l’expérience de substances diverses et nombreuses, John Giorno fut vite en contact avec les croyances bouddhistes qui l’amenèrent à faire plusieurs séjours en Inde et à consacrer une bonne partie de son temps aux prières et à la méditation (il fit même venir son gourou à New York et récolta des fonds pour qu’il puisse ouvrir un centre de méditation aux Etats-Unis). Si l’on n’est pas soi-même adepte de la philosophie orientale, on peut trouver un peu ridicule tous les rituels réalisés à la mort de William Burroughs pour sauver son âme et lui assurer un bon karma. Mais force est de reconnaître que là-encore, le poète fait preuve d’une telle sincérité et d’une telle ferveur que l’on ne peut qu’être touché par cette dévotion. John Giorno passa les vingt-deux dernières années de sa vie en compagnie d’Ugo Rondinone qui l’avait d’abord contacté pour une collaboration artistique et qui était beaucoup plus jeune que lui. Cette longue période n’est évoquée qu’à la fin du livre et ne tient qu’en quelques pages. Mais c’est là, écrit-il, que « j’ai écrit mes meilleurs poèmes, créé mes meilleures œuvres en tant que peintre et en tant qu’artiste et trouvé une place pérenne dans les mondes de l’art et de la poésie ». Les quelques lignes que lui inspire leur mariage en 2017 sont très belles et très émouvantes.
Agnès Thurnauer a elle-aussi publié son Journal dans cette collection (cf Agnès Thurnauer, écriture plurielle – La République de l’Art (larepubliquedelart.com). Mais aujourd’hui, c’est à Matisse qu’elle s’adresse et envoie des lettres. Car lorsque Claudine Grammont, la directrice du Musée Matisse de Nice, lui a proposé de faire une exposition, après avoir vu son portrait de Madame Matisse associé à un texte de Paul B. Preciado (Créolisations internes) à la galerie Michel Rein, elle s’est souvenue qu’à l’occasion d’une exposition à l’atelier Soardi, une vingtaine d’années plus tôt, elle avait déjà envoyé une missive reproduite dans le catalogue au Maître niçois. Elle a donc décidé d’en écrire cinquante de plus, entre avril 2021 et Janvier 2022, dans lesquelles elle s’adresse à Matisse en le tutoyant, parce qu’il s’agit de son « Matisse fictif », précise-t-elle, et dans lesquelles elle parle de tout et de rien, de peinture, bien sûr (et en particulier de l’exposition que le Maître réalisa en 1945, chez Maeght, et dans laquelle il exposait ses tableaux mais aussi les photos montrant leurs états successifs) , mais aussi d’écriture, de genre, de danse, de cinéma, bref, de tout ce qui la nourrit et entre en relation avec la pratique si riche de son ainé. Et ces lettres, tout aussi érudites qu’agréables à lire et qui mettent en avant la plasticité du langage, elle les a réunies dans un livre illustré par des fragments colorés de « Matrices » ces moules de lettres qui servent souvent d’assises qu’elle développe depuis plusieurs années et qui font tellement penser aux « Papiers découpés » dont Matisse fut le génial inventeur à la fin de sa carrière.
Ce sont aussi ces lettres, présentées sur des tables, qui servent de base à l’exposition, On se retrouve chez toi, qui vient d’ouvrir à Nice. Elles font bien sûr écho aux livres que Matisse prit tant de plaisir à illustrer et dont on retrouve certains exemples, comme le Pasiphaé de Montherlant. Les pages de livres, c’est aussi ce à quoi font référence les « Prédelles », cette série de diptyques sur lesquels des mots sont inscrits, coupés en deux, comme pour une respiration, et qui sont accrochés ici en ligne. Ou ceux, dans la salle de la Chapelle, qui entrent en résonnance avec l’étude pour le Chemin de Croix de la Chapelle de Vence, et qui jouent avec le mot « painting » pour reproduire la forme de la descente de croix. Et dans la salle des Danses, Agnès Thurnauer interroge la question de l’échelle, en mettant en regard des eaux-fortes de Matisse d’après La Danse (on sait à quel point, malgré le gigantisme de la réalisation, il voulut garder l’élan performatif initial du tracé des figures) avec des Dessins préparatoires dans lesquels elle aussi passe du petit au grand format en gardant un même mouvement proche de la « danse » ou de la transe et qui se terminent par l’inscription du mot « maintenant ».
En somme, c’est toute l’exposition qui est basée sur ces « correspondances » et qui le fait intelligemment, sans avoir à forcer le trait, dans des rapprochements subtils et judicieux. Il est vrai que l’œuvre de Matisse est si riche, si novatrice et qu’elle ouvre tellement de perspectives qu’on peut la faire dialoguer avec des univers très différents les uns des autres. La preuve, après Hockney cet été, c’est aujourd’hui Agnès Thurnauer. Quel sera le prochain élu à mettre ses pas dans ceux du géant ?
-John Giorno, Mémoires, Beaux-Arts de Paris éditions, 400 pages, 25 €. A l’occasion de la parution de ces « Mémoires », une version française de Dial-a-poem est accessible en composant le 09 87 67 54 92.
-Agnès Thurnauer, On se retrouve chez toi, jusqu’en février 2023 au Musée Matisse de Nice, 164, avenue des Arènes de Cimiez Nice. Le livre rassemblant les lettres écrites à Matisse, Cher Henri, correspondances avec Matisse, est publié aux Editions Bernard Chauveau. 144 pages, 25€
Images : couverture des Mémoires de John Giorno ; vue de l’exposition UGO RONDINONE : I Love John Giorno Palais de Tokyo, photo André Morin Courtesy de l’artiste : vues de l’exposition d’Agnès Thurnauer, On se retrouve chez toi, au Musée Matisse de Nice. Photos © François Fernandez © Succession H. Matisse pour les œuvres de l’artiste
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