de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Cyprien Gaillard, la renaissance après la ruine

Cyprien Gaillard, la renaissance après la ruine

Il y a une dizaine d’années, l’irruption de Cyprien Gaillard sur la scène artistique française avait fait l’effet d’une bombe. Surdoué, le jeune homme au look de bad boy, qui ne se déplaçait qu’avec sa bande, se singularisait par une pratique qui consistait à vandaliser des toiles de petits maîtres du XIXe siècle en les recouvrant partiellement de peinture. Passionné d’architecture, il réalisait aussi des gravures à la manière de Rembrandt, mais en y intégrant des tours ou des buildings de notre époque. Ou filmait des barres d’immeubles qu’on faisait sauter dans le Nord de l’Angleterre à la manière d’un opéra wagnérien. Ces fulgurances et ce goût de la ruine lui valurent un Prix Duchamp alors qu’il était à peine âgé de trente ans. Mais depuis, il avait un peu disparu des écrans radars hexagonaux, préférant continuer sa carrière d’abord aux Etats-Unis – où il est représenté par la puissante galerie Gladstone-, puis à Berlin -où il fait partie de l’écurie de Spruth Magers-, pour asseoir une réputation internationale. Il est d’ailleurs à ce jour un des seuls artistes français de cette génération à s’être fait remarquer à l’étranger et à apparaître dans de grandes ventes publiques.

On le retrouve aujourd’hui dans une double exposition qui se tient à la fois à Lafayette Anticipations et au Palais de Tokyo (hasard du calendrier, paraît-il) et qui a pour titre Humpty \ Dumpty, du nom d’une comptine anglaise du XVIIIe siècle, popularisée par Lewis Caroll dans De l’autre côté du miroir.  Celle-ci fait référence à un personnage en forme d’œuf tombé d’un mur et qui, malgré ses multiples tentatives, ne peut retrouver son état originel. Et l’on constate que les centre d’intérêt de l’artiste n’ont pas changé, mais que peut-être sa manière de les valoriser est différente. Ses centres d’intérêt, ce sont toujours les villes qu’il arpente et où il trouve matière à création. A Paris, il s’est focalisé sur le fait que la ville, qui prépare les Jeux Olympiques de 2024, restaure frénétiquement ses monuments les plus prestigieux et s’efforce d’en effacer les traces d’usure, remettant ainsi de l’ordre dans un endroit que le temps et l’humain ont altéré. Et il a récupéré, par exemple, dans les entrepôts de la voirie de Paris, des sacs de cadenas que les touristes attachent sur les ponts pour marquer leur amour, alors qu’ils sont l’expression de l’enfermement et des déchets difficiles à retirer (en 2014, à cause d’eux, les grilles de la Passerelle des arts se sont effondrées). Ou il a choisi de restaurer Le Défenseur du temps, une sculpture tombée dans l’oubli de Jacques Monestier qui était au cœur du Quartier de l’Horloge, près de Beaubourg, et qui avait été mise à l’arrêt en 2003, à la suite du retrait du budget alloué à son entretien.

C’est cette pièce qu’il montre, en majesté, à Lafayette Anticipations. Et les différents efforts qu’il a fallu accomplir pour la remettre en état (elle sera d’ailleurs replacée à son emplacement d’origine à la fin de l’exposition). Car cette sculpture mécanique, sorte de chevalier qui brandit son épée par intermittence pour défendre l’horloge qui se trouve au- dessus de lui, était recouverte de kilos de fiente de pigeons et avait subi les ravages de l’érosion. Cyprien Gaillard a donc eu recours à une société qui s’est chargée de la nettoyer et de la réparer, puis il l’a suspendu au plafond du bâtiment conçu par Rem Koolhaas et fait en sorte que l’on puisse l’admirer en montant dans les étages. Enfin, il a placé à ses pieds une sorte de monolithe noir qui a été produit à partir de débris amiantés collectés par l’artiste à partir des murs et des sols du Palais de la Découverte et il a plongé le tout dans une musique aux sonorités apaisantes et célestes de Laraaji, qui alterne avec tubes pop sortis en 83, c’est-à-dire l’année de l’arrêt du fonctionnement de la sculpture. Mais tout n’a pas pu être réparé et les quelques pièces irréparables ont été placées dans une vitrine, comme la photo d’un ami proche de Cyprin Gaillard, mort tragiquement quelques années plus tôt. C’est à lui, d’ailleurs, que l’exposition est dédiée. Il fait malheureusement partie des pertes irrémédiables, celles sur lesquelles l’homme n’a pas d’emprise.

Au Palais de Tokyo, ce sont d’autres pièces que l’artiste a choisi de montrer, des pièces plus anciennes ou d’autres qui n’avaient jamais été vues en France. Outre les sacs de cadenas cités plus haut, on peut voir cette vidéo, qui est une de ses premières œuvres, au cours de laquelle un de ses amis plonge dans une pièce d’eau qui est au pied d’une architecture de Riccardo Bofill en pensant qu’elle est suffisamment profonde et se rappe le nez (preuve de la superficialité de cet environnement urbain). Ou cette autre, projetée sur un écran gigantesque, dans la courbe du bâtiment, qui montre la manière dont des nuées de perruches à collier, une espèce originaire d’Afrique et d’Asie qui a été introduite en Allemagne de l’Ouest vers la fin des années 60, ont colonisé les rues du centre de Düsseldorf et posent la question de la présence de ces oiseaux exotiques en Europe, en contradiction avec les équilibres naturels. Mais Cyprien Gaillard a aussi choisi de présenter des œuvres d’autres artistes, qui entrent en résonnance avec son travail : une très belle toile de Chirico, Oreste et Pylade, qui montrent les deux amis l’un épaulant l’autre, avec des éléments d’architecture antique au centre de leur corps ; une sculpture de Käthe Kollwitz ; une suite de dessins fantasmagoriques de Robert Smithson…

On le voit, l’artiste est resté fidèle à son univers. Mais alors que précédemment, il éprouvait une fascination pour la destruction, le ravage et la ruine, on a le sentiment que ce qui l’intéresse aujourd’hui est davantage la restauration, la renaissance, la reconstruction. Comme si Cyprien Gaillard était passé d’une adolescence rebelle à un âge d’homme plus responsable et que l’état de la planète avait eu une influence considérable sur sa réflexion. On sent que c’est l’humain qui est désormais au centre de ses préoccupations et les rapports qu’il entretient avec la nature et le temps. A propos de cette restauration et de préservation des œuvres, comme celle qui est actuellement en cours à Paris, il déclare : « Ces désirs de préservation des œuvres s’exercent au détriment de la préservation de la Terre et des êtres. C’est cet enchevêtrement des problématiques qui m’intéresse. On préserve toujours l’un au détriment de l’autre ».

-Cyprin Gaillard, Humpty \ Dumpty, jusqu’au 8 janvier au Palais de Tokyo et à Lafayette Anticipations (www.palaisdetokyo.com et www.lafayetteanticipations.com)

Images : vue de l’exposition DUMPTY par Cyprien Gaillardà Lafayette Anticipations. Jacques Monestier, Le Défenseur du Temps, 1979, réactivé par Cyprien Gaillard, 2022. Composition de la bande sonore, Hit par Cyprien Gaillard, Joe Williams, et Heal par Laraaji. Laiton, plomb, acier, enceintes, micros contact et transducteurs. Courtesy de l’artiste, Jacques Monestier, Laraaji et l’ASL du Quartier de l’horloge. Adagp, Paris, 2022 © Timo Ohler ; vues de l’exposition de Cyprien Gaillard, HUMPTY \ DUMPTY, Palais de Tokyo (19/10/2022 – 08/01/2022) Crédit photo : Timo Ohler 

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