La 3e Scène, l’Opéra de Paris numérique
Annoncée avec fracas comme une des grandes innovations de la nouvelle direction, la 3e Scène de l’Opéra de Paris a vu le jour cette semaine. De quoi s’agit-il ? De l’ouverture de la salle modulable longtemps annoncée, mais jamais réalisée ? D’une annexe au Palais Garnier et à l’Opéra Bastille, comme a pu l’être, à un certain moment, les ateliers Berthier, situés sur les boulevards maréchaux, à côté de la Porte de Clichy ? Non, il s’agit d’une scène numérique accessible via le site de l’Opéra et dont la vocation est, à travers des petits films ou des photos, de proposer « un regard inédit sur l’univers de l’opéra, de la musique, de la danse, sur notre patrimoine, sur l’architecture des deux théâtres et sur les métiers de l’Opéra national de Paris » (Stéphane Lissner). En fait, c’est Benjamin Millepied, le nouveau directeur de la Danse, qui est à l’origine du projet. Pour le réaliser, il a fait appel à Dimitri Chamblas, qui est un des ses proches (et un proche de Boris Charmatz, programmé dès le début de cette nouvelle saison1), mais qui a aussi été un élève de l’Opéra, qu’il a quitté pour aller vers le milieu de la danse contemporaine, puis, suite à un accident, pour faire carrière, aux USA, dans le film publicitaire. Fort de son expérience dans le domaine du « commercial », mais aussi du film d’art (il produit, grâce à l’argent récolté dans le milieu publicitaire, des vidéos de Xavier Veilhan ou de Gisèle Vienne), celui-ci a passé commande à des plasticiens (Xavier Veilhan, Julien Prévieux, Denis Darzacq), des animateurs (Carine Brancowitz, le studio d’art visuel londonien UVA, Glen Keane, le célèbre animateur de Disney), des réalisateurs (entre autres Mathieu Amalric, Arnaud Uyttenhove, Rebecca Zlotowski). Et des projets sont en cours avec Bertrand Bonello, le réalisateur de Saint-Laurent, ou l’écrivain Eric Reinhardt.
Le résultat est là et la première constatation qui s’impose est que la danse est vraiment au cœur du projet, parce qu’en dehors du film de Mathieu Amalric, C’est presque au bout du monde, qui montre une chanteuse, Barbara Hannigan, chercher de manière très sensuelle le souffle au plus intime de son corps (et finir par répéter avec Simon Rattle au piano, dans un lieu qui n’est d’ailleurs pas l’Opéra de Paris), on chercherait en vain des films relatifs à l’orchestre, aux chœurs, ou même aux métiers techniques de l’institution. Certes, certains sujets abordent l’architecture des bâtiments (Matching Numbers de Xavier Veilhan), les souvenirs du personnel et des spectateurs (Je me souviens de Manuella Dalle) ou listent un certain nombre d’aspects des deux maisons (Abécédaire de Loren Denis), mais ce ne sont pas forcément les plus réussis. On peut expliquer ce déséquilibre – outre par les profils des auteurs du projet – par le fait que le corps de ballet est plus disponible et qu’il se prête davantage au jeu et à l’image, peut-être, que les chanteurs ou les musiciens. Il n’empêche qu’il induit une direction presqu’uniquement chorégraphique qu’il faudra corriger, si l’on veut être conforme aux intentions initiales.
Mais à l’intérieur de ces petits modules « sur » ou « autour » de la danse (et encore presqu’uniquement contemporaine, rarement classique), on trouve quelques pépites. Comme ce film d’Artaud Uyttenhove, Laura, qui fait le portrait d’une jeune danseuse, Laura Bachman, et qui lui donne l’occasion de s’exprimer sur sa situation à l’intérieur du Ballet, un peu comme l’avait fait Jérôme Bel avec Véronique Doisneau (paradoxe : elle avoue avoir envie de quitter le monde un peu fermé de l’Opéra pour trouver plus de liberté ailleurs !). Ou celui, étrange, de Rebecca Zlotowski, 09/06/2015, au cours duquel les danseurs les plus méritants sont réunis autour de leur professeur pour invoquer, au cours d’une séance de spiritisme, l’esprit d’un maître de la discipline. Et on attend avec impatience celui du lauréat du dernier Prix Marcel Duchamp, Julien Prévieux, qui doit être mis en ligne prochainement, et qui devrait s’inscrire dans la logique de ses recherches basées sur les gestes que l’on effectue quotidiennement au travail. Quoiqu’il en soit, l’ensemble est créatif, soigné, et on n’aura pas l’esprit chagrin de vouloir faire un tri trop sélectif au sein de ces différentes propositions.
Une question se pose toutefois : à qui s’adresse cette 3e Scène et quelle en est la finalité ? Car elle ne semble pas vouloir faire de la publicité pour les spectacles à venir (tous les films sont d’ailleurs sans aucun lien direct avec la programmation de la saison). La réponse se trouve encore dans la déclaration d’intentions de Stéphane Lissner : « Avec sa 3e Scène, l’Opéra national de Paris poursuit son objectif d’ouverture vers les nouvelles générations et vers de nouveaux spectateurs, en France et à l’étranger, en proposant au public une expérience artistique différente et en contribuant à promouvoir l’opéra comme un art vivant ». « L’opéra comme un art vivant » : c’est bien. Et toutes les tentatives qui seront faites dans ce sens ne pourront être qu’encouragées. Mais ne nous trompons pas pour autant, ce ne sont pas des rhabillages ou paraphrases, si séduisants soient-ils (pas plus que les « relectures » à l’infini des metteurs en scène) qui rendront vie à un art – je parle en tous cas de l’opéra-, qui est mort depuis longtemps. Si on veut que cet art ait une pérennité, il faut créer, faire appel à des compositeurs, des librettistes, des créateurs d’aujourd’hui pour apporter du sang frais (quitte d’ailleurs à réinventer les règles du genre ou à les étendre à d’autres espaces ou à d’autres domaines). L’art d’aujourd’hui se fait de plus en plus sur la toile (c’est ce qu’entend prouver Co-Workers, l’exposition qui va s’ouvrir prochainement au Musée d’art moderne de la ville de Paris). Pourquoi ne pas imaginer, alors, si l’on souhaite absolument imprimer sa marque dans la sphère numérique,une nouvelle forme de ballet ou d’opéra qui puisse être conçue spécialement pour être vue sur écran d’ordinateur et qui ne serait pas une simple reproduction ou une simple captation. C’est ce qui reviendrait à être moderne, plutôt que post-moderne, c’est-à-dire dans l’action plutôt que dans le commentaire. Et de se dire que le budget qui a été investi dans cette 3e Scène, certes couvert par le mécénat, serait peut-être plus utile et plus profitable dans une initiative de ce genre !
1 20 danseurs pour le XXe siècle, du 22 septembre au 11 octobre au Palais Garnier
-La 3e Scène de l’Opéra de Paris est visible sur son site : www.operadeparis.fr
Images : image du film de Mathieu Amalric, C’est presqu’au bout du monde ; image du film de Jacob Sutton, Ascension ; image du film de Rebecca Zlotowski, 09/06/2015.
0
commentaire