Le bel art numérique!
L’art et le numérique: vaste sujet et qui n’a certainement pas fini de nourrir les débats. Mais encore faut-il s’entendre sur les rapports qu’ils entretiennent l’un avec l’autre : s’agit-il d’art qui se nourrit des outils numériques et en particulier d’Internet (et à ce moment-là, cela touche de nombreux artistes, même ceux qui ont des pratiques très traditionnelles) ? Ou d’art qui ne peut exister que par le biais de ceux-ci (et à ce moment-là, la technologie fait partie intégrante du projet) ? Il y a deux ans, le Musée d’art moderne de la ville de Paris avait proposé une exposition très sérieuse et très prospective sur le sujet, Co-Workers (cf https://larepubliquedelart.com/co-workers-lart-est-dans-la-toile/), en présentant des artistes tels que David Douard, qui travaille sur le « darknet », Ed Atkins qui s’est créé un double numérique ou Hito Steyerl, qui montrait une grande vidéo-installation et qui vient d’être sacrée « personnalité artistique la plus importante de l’année » par le magazine anglais ArtReview. L’exposition que propose actuellement la Fondation EDF, sous le commissariat de Fabrice Bousteau, La Belle Vie numérique ! (le titre n’est pas sans ironie), se veut plus ludique, plus ouverte à des artistes qui ne sont pas forcément répertoriés dans les circuits habituels, plus grand public et surtout plus interactive.
On y voit donc des artistes « reconnus » dont on connaît les liens avec Internet : Xavier Veilhan, bien sûr, qui réalise ses sculptures à partir de scans, en Impression 3D, ou Katia Novitskoya, dont on a pu voir le travail cette année à la Biennale de Venise et qui reproduit en volume des images glanées sur la toile. Mais aussi le produit du logiciel JWT Amsterdam qui a utilisé des algorithmes qui répertorient toutes les peintures et les caractéristiques de Rembrandt pour en créer une nouvelle. Ou l’œuvre de Lee Lewe Nam qui reproduit le célèbre « Baiser » de Klimt, mais dans une version qui se recompose en permanence. Et l’on peut aussi s’amuser avec Véronique Béland qui propose au spectateur de poser sa main sur un capteur qui déclenchera une photo de son aura et une musique correspondant à sa personnalité (on peut ensuite retrouver cette musique sur un site). Ou avec Julien Levesque qui propose d’utiliser Google Earth pour réaliser des compositions faites d’images que l’on peut trouver aux quatre coins de la planète et imprimer ensuite. En tout, ce sont trente artistes qui interviennent dans cette exposition qui, selon son commissaire, « n’est pas une exposition d’art numérique, mais le regard porté par des artistes du monde entier sur la transformation de notre vie quotidienne par l’apparition à la fin des années 80 de l’ordinateur et plus largement des technologies numériques ». Une exposition qui ne porte pas de jugement sur ce nouveau mode d’existence mais l’explore dans ses multiples et souvent sidérants aspects.
S’il en est un qui doit beaucoup à l’apport du numérique dans notre vie quotidienne -et plus particulièrement à son représentant le plus usité : le smartphone-, c’est bien Stéphane Simon. Ce plasticien figuratif, spécialiste du corps et de la figure humaine, se promenait un jour dans une rue de Barcelone, lorsque, voyant quelqu’un se prendra en selfie, il fut frappé par la beauté du geste. Et comme il est aussi designer, il s’intéressa à l’ergonomie de ce geste, à la manière dont les gens se servent de leur portable. Car les gens essaient d’être le plus possible à leur avantage lorsqu’ils se prennent eux-mêmes en photos, donc ils sont à la recherche d’élégance, d’harmonie, et cela induit un catalogue de gestes propres au portable, que l’on ne trouve nulle part ailleurs. C’est ce catalogue que Stéphane Simon s’est efforcé d’établir et qu’il a intitulé : In Memory of Me. A ce jour, il en a répertorié une quarantaine de gestes, mais qui sont sans compter les poses que l’on peut aussi obtenir avec les cannes à selfie.
Surpris par cette découverte et par ce phénomène qui abat les barrières habituelles (ce geste est universel, plus même que la langue des signes qui varie selon certaines cultures), il a alors voulu approfondir le sujet et s’est tourné vers des sociologues, historiens d’art ou autres sémiologues pour le faire. Il a ainsi réalisé que les gestes utilisés par les gens pour se prendre en selfie n’étaient pas sans lien avec les poses utilisées par la statuaire grecque antique. « Car comme les héros de l’Antiquité, les adeptes modernes de l’autoportrait cherchent leur place dans l’espace publique, explique l’artiste. Comme eux, ils souhaitent l’héroïsation, l’exemplarité, la sacralisation. Et il faut se souvenir que la statuaire grecque avait essentiellement trois fonctions : la décoration, la représentation, l’incitation au discours. Ce sont ces mêmes fonctions que remplit le selfie. Il incite les gens à prendre la parole, à s’affirmer et à partager en général leur image sur les réseaux sociaux. D’ailleurs, de la même manière qu’on ne pouvait pas toucher les statues antique mais qu’on déposait des offrandes à leurs pieds, on ne touche pas aux selfies, on les « like » ».
Stéphane Simon aurait pu traduire ses recherches dans le domaine de la peinture ou du dessin, mais comme il commençait à s’intéresser aux techniques de l’impression 3D (qui pourront bientôt reproduire n’importe quelle œuvre d’art), il a préféré en faire des volumes. Il s’est alors mis en quête du modèle qui correspondait aux canons de la beauté masculine antique pour le scanner et c’est en la personne d’un jeune mannequin, Andrès Sanjuan Villanueva qu’il l’a trouvé. « Mais il a quand même fallu retravailler le fichier numérique, précise-t-il. Car même si Andrès a une plastique proche de la perfection, il y a toujours quelques défauts qu’il faut gommer et on sait bien que les corps, dans la statuaire antique, étaient idéalisés, ne correspondaient pas à la réalité ». Ensuite, pour réaliser une sculpture grandeur nature, il a fallu assembler les huit parties en résine que la machine était en mesure de produire. « C’est là que commence le gros travail, car la surface n’est pas lisse et les points d’assemblages sont distincts. Pour un exemplaire, il faut environ 250 heures de polissage à la main ». C’est ce temps passé au façonnage et la matière première qui expliquent le coût élevé d’une statue (40 000€ en édition de huit). A ce jour, Stéphane Simon n’a pu en produire que deux à l’échelle 1, grâce à la société française Initial Prodways du groupe Gorgé (il en a fait toutefois des déclinaisons en modèle réduit). Il espère trouver un mécène qui lui permettra d’en produire une dizaine pour pouvoir ainsi concevoir une installation monumentale à l’intérieur de laquelle le public pourra évoluer (et reproduire les gestes des modèles présentés).
Il a aussi conscience de la dimension érotique qui se dégage de ses statues, comme elle se dégageait, d’ailleurs, des statues de l’Antiquité. « C’est ce que j’appelle le fantasme de projection gémellaire, précise-t-il. Chez les jumeaux monozygotes, il y en a toujours un qui est plus fort que l’autre et qui l’aide. C’est ce qu’on vient de voir ces jours-ci avec l’histoire de ce garçon gravement brûlé et qui a pu être sauvé grâce à une greffe de peau de son jumeau. Faire un selfie, c’est produire un jumeau, une image plus forte, virtuelle, qui est votre meilleur ami, qui vous protège. Et puis on ne peut pas négliger non plus l’aspect sociétal. Comment imaginer le monde d’aujourd’hui sans smartphone. ? Ce n’est pas un hasard si, sur la photo officielle du nouveau président de la république, il y a, à côté d’un livre, ses deux téléphone et ce n’est non plus pas un hasard si, quand il prend un bain de foules, les gens veulent faire des selfies avec lui… »
–La Belle Vie numérique ! jusqu’au 18 mars à la Fondation EDF, 6 rue Récamier 75007 Paris (www.fondation.edf.com)
-Les œuvres de Stéphane Simon peuvent être vues jusqu’à ce dimanche 25 dans le cadre de l’exposition Variation (une exposition elle aussi consacrée à la création numérique), qui se tient à la Cité des arts, 18 rue de l’Hôtel de Ville 75004 Paris. Sinon, on peut les voir sur son site : www.inmemoryofme.fr.
Images : The Next Rembrandt JWT Amsterdam The Next Rembrandt, 5 avril 2016 Dimensions avec le chevalet : 0,80 x 1,80 x 0,10 m , Courtesy JWT Amsterdam ; Julien Levesque, Street Views Patchwork, 2009 > 2017 Œuvre en ligne Dimensions variables Courtesy de l’artiste ; Trois images de In Memory of me-vers un nouveau catalogue de gestes de Stéphane Simon.
3 Réponses pour Le bel art numérique!
Vraiment impeccable, ces imprimantes 3D… Restent les raccords sacré boulot ; je me demande avec quel logiciel il a effectué sa modélisation du corps humain ; c’est vraiment fouillé ; il a dû quand même reponcer après…
Aha, on dirait Arno Breker prenant un selfie avec Cocteau lors de la fameuse expo parisienne à l’Orangerie pendant que, dans l’ombre, Jean Marais casse la mâchoire d’un critique de théâtre de Je Suis Imprimé Partout juste avant de s’en aller courir les routes de la Deuxième DB accompagné de son chien fidèle, à la Libération, tout ça sur le même mur, d’une seule fresque depuis la même console, le point Godwin est enfoncé, le signe linguistique aussi, c’est le commencement de l’ère artistique du Tout-en-Un-Selfie, la saisine à satiété du Moi profond du regardeur à l’oeil absent, l’apparition de la valeur de la grande auto-réverbération, qui part immédiatement à la hausse dans le viseur de chez Drouot, la revanche du portrait craché, la mise en bosse du « cache » informatique et de son armée des nombres, la revanche de l’Imprimé sur le grand soleil de l’imprimant.
Impression Sommeil Levé.
Diffusion de l’art qui dévaste tout sur le passage de son mutique medium, dans l’extase de son autoreproduction (destruction du Giacometti Mains Tenant Le vide, par exemple).
Breaking bald.
xavier brioni-m
C’ est dit avec brio mais c’ est dit!
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