de Patrick Scemama

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La République de l'Art
LGBTQI+, d’ici ou d’ailleurs

LGBTQI+, d’ici ou d’ailleurs

L’homosexualité dans les pays arabes, une histoire vieille comme le monde et la source de bien des malentendus. On sait à quel point certains pays arabes (en particulier du Maghreb) furent un vivier pour de nombreux européens en quête de rencontres faciles et souvent tarifées (que l’on pense à Gide ou à Wilde par exemple) et à quel point perdura le fantasme selon lequel, du fait que les filles devaient rester vierges jusqu’au mariage, les garçons s’y satisfaisaient entre eux. Mais pour autant, dans ces pays sous le joug d’un patriarcat puissant et d’une morale religieuse qui ne l’est pas moins, l’homosexualité n’a jamais été reconnue et n’a jamais eu de statut. Au contraire, elle est condamnée, stigmatisée, bannie et, dans certains cas, passible de sanctions très lourdes, voire de mort (on vient d’apprendre, par exemple qu’un Palestinien de 25 ans, persécuté pour son homosexualité, venait d’être retrouvé décapité en Cisjordanie).

Sous le titre de Habibi, qui signifie « mon chéri », l’Institut du Monde arabe a eu la bonne idée de consacrer une exposition aux artistes LGTBQI+ (lesbienne, gay, bisexuel·le, trans, queer, intersexe, asexuel et +) de ces pays. Car malgré le déni, la répression, la difficulté de s’exprimer, des artistes ont osé braver les interdits et affirmer leur identité. Ils l’ont parfois fait au péril de leur vie et ont dû s’exiler, un bon nombre venant se réfugier à Paris. C’est ainsi que dans l’exposition, de nombreux artistes vivent désormais en France. C’est le cas de Alireza Shojaian, par exemple, ce peintre iranien qui ne représente que des hommes nus, velus, dans des poses souvent lascives, qui jouent avec l’histoire de l’art occidental, tout en la confrontant avec la culture perse qui est la sienne. C’est le cas aussi de Soufiane Ababri, dont il a déjà été question dans ces colonnes (cf Soufiane Ababri – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), qui vit entre Paris et Tanger et qui développe une série de Bedworks, c’est-à-dire de dessins souvent très sexués qu’il réalise en position allongée, comme un retournement du cliché de la femme orientale dans la représentation traditionnelle. C’est encore le cas de Kubra Khademi, une artiste afghane qui revisite les paysages et la mythologie de son pays avec des femmes amazones qui semblent tout autant guerrières qu’amoureuses (on a pu voir son travail, cet été, à la Fondation Lambert d’Avignon).

En tout, c’est une vingtaine d’artistes venant du Maghreb, du Liban, de Syrie ou d’Arabie Saoudite qui sont rassemblés et qui utilisent des médiums aussi différents que la peinture, la sculpture, la bande dessinée, la photo ou la vidéo (une sélection de clips d’artistes et musicaux et de performers est aussi présentée dans une salle à part, qui montre à quel point l’expression de la différence peut passer par la culture populaire). En dehors de certaines œuvres plus conceptuelles ou symboliques (celles d’Omar Mismar, par exemple, qui reproduit en néon le trajet qu’il fait pour trouver des partenaires ou celles d’Aïcha Snoussi qui dresse un monument aux vestiges d’une antique civilisation d’amantes ensevelie au large des côtes tunisiennes, le regard porté sur les personnes homosexuelles ou transgenres est un regard frontal, parfois un peu attendu. Mais il a le grand mérite de dresser un état des lieux d’une situation qui n’avait jamais été étudiée jusqu’alors. Et on regrette juste que l’exposition ne soit pas plus dense et qu’elle n’aille pas plus loin dans l’exploration de certains thèmes.


Plus subtile à ce titre est sans doute l’exposition présentée au Crédac d’Ivry sous le titre La Fugitive. Car elle prend prétexte, non sans humour, du centenaire de la mort de Proust pour parler de l’amour lesbien. La Fugitive, dans la Recherche du temps perdu, c’est aussi Albertine disparue, cet objet de la convoitise et de la jalousie maladive du narrateur, dont on finira par apprendre l’homosexualité. De nombreux commentateurs ont affirmé qu’en réalité, Albertine s’appelait Albert et que c’était le chauffeur de Proust, dont ce dernier était éperdument amoureux. Mais Ana Mendoza Aldana, la commissaire de l’exposition, réfute cette analyse et voit dans ce déni de la fiction, une pratique « héritière du male gaze », c’est-à-dire d’une vision du monde masculine qui impose sa loi et ne veut pas admettre d’autre réalité que celle qui l’arrange. Elle part donc du principe qu’Albertine est bien lesbienne et propose de lui donner corps à travers une vingtaine d’œuvres produites pour l’exposition.

Mais l’intelligence, ici, est peut-être de ne pas avoir abordé les choses de manière trop littérale. Conçue en trois parties (« la chambre », qui est le lieu central de la Recherche, « le miroir », qui réfléchit, pour le narrateur, l’image tantôt positive, tantôt négative qu’il a d’Albertine et les « Hétérotopies », c’est-à-dire ces lieux où le milieu LGBTQI+ se réfugie pour y trouver la sécurité), l’exposition convoque aussi bien les œuvres qui évoquent directement le plaisir saphique (les sculptures hypersexuelles de Zoe Williams, par exemple, les dessins de la canadienne G.B. Jones, qui sont une réplique lesbienne à ceux de Tom of Finland ou même la vidéo de Chantal Akerman, qui a elle-même tiré un long-métrage du récit proustien, La Captive) que d’autres qui ne font que le suggérer (les rideaux dessinés d’Anne Bourse, la veste-corset de Mélissa Boucher ou les sculptures étranges et dominatrices de Cécile Bouffard). Et si certaines artistes apparaissent en couple (la très écorchée Tirdad Hashemi et sa compagne Soufia Erfanian dans une suite de dessins qui évoquent leur vie quotidienne, le duo Pauline Boudry/Renate Lorenz présentes aussi grâce au film Opaque, projeté dans la salle de cinéma, qui lance un appel à la guerre contre un ennemi invisible), les hommes ne sont pas complètement exclus, avec les belles peintures de Jean de Sagazan ou les poésies de Marcel Devillers. Ainsi l’exposition se permet-elle d’aborder le sujet sous tous les angles et dans des registres différents : c’est sa force. Mais il est vrai que la situation française permet qu’on l’aborde avec distance et légèreté, ce qui n’est hélas pas encore le cas dans les pays arabes.

Habibi, jusqu’au 19 février à l’IMA, 1 rue des Fossés Saint-Bernard 75005 Paris (www.imarabe.org)

La Fugitive, jusqu’au 18 décembre au Crédac, La Manufacture des Œillets, 1 Place Pierre Gosnat Ivry-sur-Seine (www.credac.fr)

Images : Alireza Shojaian, Tristan Jardin Persan-Toile, 2020  Acrylique et crayon de couleur sur bois  60 x 60 cm. Courtesy de l’artiste et de la galerie La La Lande© Alireza Shojaian ; Soufiane Ababri, Bed Work, 2022 Dessin aux crayons de couleurs sur papier, 123x81cm Courtesy de l’artiste et de la galerie Praz-Delavallade Paris, Los Angeles © Philippe Fuzeau ; « La Fugitive », vue d’exposition. Photo : Marc Domage / le Crédac, 2022 De gauche à droite : Cécile Bouffard, …still baffled, 2022. Bois, peinture acrylique, fil de fer, textile. Courtesy de l’artiste ; Pauline Boudry / Renate Lorenz, Wig Piece (Entangled Phenomena VI), 2019. Feutre, cheveux artificiels, métal. Courtesy des artistes, Marcelle Alix, Paris et Ellen de Bruijne Projects, Amsterdam ; Cécile Bouffard, fugitive, 2022. Bois, peinture acrylique, textile, fil de fer, adhésif. Courtesy de l’artiste ; G.B. Jones, Motorcycle girls, 1987. Crayon graphite sur papier.  Courtesy de l’artiste et de Cooper Cole, Toronto

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