Prix en tous genres
L’automne est la saison des prix. Comme la littérature a le Prix Goncourt, les arts
plastiques ont le Prix Duchamp qui sera décerné la semaine prochaine, juste
avant l’ouverture de Paris+ Art Basel, la nouvelle mouture de la FIAC. Et comme
chaque année, quatre candidats ont été retenus, dont les travaux sont
actuellement visibles au Centre Pompidou. Deux garçons et deux filles, parité
oblige : Ivan Argote, Philippe Decrauzat, Giulia Andreani et Mimosa
Echard. Ivan Argote, dont le travail se joue essentiellement dans l’espace
public, fait subir un mauvais sort aux monuments officiels verticaux (les
statues), qui sont souvent symboles de pouvoir et de domination : ils les
allongent, à la fois en les déboulonnant et en les trimballant en position
horizontale dans différentes villes à l’aide d’une grue (c’est ce qu’on voit
sur les vidéos), et en en installant, au centre de la salle d’exposition, des
fragments recouverts de velours rose sur lesquels les visiteurs sont invités à
s’asseoir. C’est drôle, insolent, un peu répétitif mais ludique.
Philippe Decrauzat, lui, propose une série de peintures de labyrinthes dont la
structure se transforme en fonction de l’avancée du spectateur dans la salle et
un film, constitué d’images fixes tirées des photographies de plaques de marbre
utilisées dans la reconstitution du pavillon de Mies Van der Rohe pour
l’Exposition internationale de Barcelone en 1929. Ce dernier est projeté entre
deux miroirs qui le diffractent et font en sorte qu’une image en recouvre une
autre. C’est intelligent, élégant, mais plutôt froid et formel.
Giulia Andréani, elle, expose ses grandes toiles réalisées au gris de Payne, c’est-à-dire de manière quasi monochrome, pour raconter l’histoire des féminismes, un combat qu’elle porte depuis longtemps, et inventer des scènes dans lesquelles on voit évoluer les fonctions dévolues habituellement à la femme, depuis celle de mère à celle de combattante dans un monde en guerre. Leur font face des sculptures en verre de têtes qui sont celles de femmes artistes dont la notoriété a souvent été éclipsée par celles de leurs compagnons (comme Valentine Prax qui fut l’épouse de Zadkine). C’est une démarche cultivée, engagée et très aboutie sur un plan plastique.
Mimosa Echard, enfin, qui travaille sur le vivant, nous offre le dispositif le plus contemporain : une vitre sur laquelle court un mur d’eau qui brouille et unifie les œuvres inaccessibles qui se trouvent derrière lui. C’est une réflexion sur le flux, à la fois des humeurs corporelles, mais aussi le flux de l’information, de l’économie de marché, de ce monde où les choses disparaissent aussi vite qu’elles sont apparues. Et on peut s’assoir sur banc pour le contempler. Certains pourront trouver cela complètement hermétique, mais on ne peut pas nier que la pièce finit par avoir un pouvoir hypnotique qui incite à rester. A notre avis, le Prix devrait se jouer entre ces deux dernières candidates (réponse lundi).
Autre prix, le Prix Fondation Pernod-Ricard, qui n’a rien du Renaudot, puisqu’il est censé récompenser un jeune artiste, et qui sera décerné, lui, pendant Paris+ Art Basel, lors du fameux « Bal jaune ». Cette année, le commissariat en a été confié à Clément Dirié, qui a sélectionné six artistes et qui a eu l’idée assez surprenante de les faire dialoguer avec des œuvres de Jean-Michel Sanejouand, ce peintre français mort l’an passé et qui était un peu tombé dans l’oubli, alors que certains le considèrent comme un artiste majeur. Fabiana Ex-Souza, Hélène Bertin, Timothée Calame et Elsa Werth présente un ensemble de pièces (peintures, sculptures, céramiques) qui sont un reflet assez représentatif de la scène française d’aujourd’hui. Mais deux artistes sortent du lot : Eva Nielsen, dont on a déjà beaucoup vu le travail qui est à mi-chemin entre la peinture et la photo (elle semble d’ailleurs bien avancée dans la carrière pour faire encore partie de cette sélection) et Benoît Piéron, qui a fait pas mal parler de lui ces derniers temps. Il faut dire que la parcours de ce garçon est atypique : malade depuis l’enfance (méningite, leucémie, cancer, la liste est impressionnante), il a beaucoup fréquenté les hôpitaux et fait de sa maladie le sujet de son travail artistique (« Plutôt que de me laisser détruire par elle, j’ai décidé de m’en servir comme d’une énergie, un compost à chaud », déclare-t-il). Ainsi, il a récupéré des draps usagés d’hôpitaux pour en faire différents objets, dont des paravents, ou il a reconstitué des salles de soins avec d’autres matériaux, qui en rappellent l’aspect anxiogène, mais qui les mettent aussi à distance, les transfigurent. Ce pourrait être larmoyant et mélodramatique, mais cela parvient toujours au contraire à rester léger, sans pathos appuyé, presqu’ironique.
Les maladies et le corps humain sont aussi au centre du travail de Valentin Ranger, cet artiste qui fait partie des douze sélectionné pour les Révélations Emerige qui se tiennent cette année dans un ancien garage du XVe arrondissement (chaque année, le Prix investit un lieu qui est en attente de réhabilitation) et qui ont pour marraine la galerie Mor-Charpentier, où le lauréat se verra offrir une exposition l’an prochain. Mais sur un mode différent, avec des images de synthèses, dans une esthétique baroque, qui se déploie comme un opéra. Le corps est d’ailleurs un des thèmes principaux de cette édition, mise en espace, comme chaque année, par Gaël Charbeau, qui ne cherche pas de liens artificiels entre les différents artistes (d’où le simple titre « Douze preuves d’Amour »). Avec entre autres les peintures presqu’hyperréalistes d’Abdelhak Benallou (des visages en gros plans éclairés par des lumières de portables ou d’ordinateurs) et les sculptures performatives de Nefeli Papadimouli, par ailleurs présente dans l’exposition pARTages que l’association Artaïs organise, sous le parrainage du duo Brognon-Rollin, à l’occasion de son 15e anniversaire, dans un ancien studio de photographies situé au 36 rue du Fer à Moulin, 75005 Paris (jusqu’au 22 octobre). Un travail m’a intéressé, qui n’est peut-être pas le plus novateur : celui de David Festoc, qui vient de l’illustration et qui réalise des toiles figuratives dans lesquelles le théâtre a une grande importance et qui ont un côté un peu enfantin. Tout y semble parfaitement en ordre, sauf qu’un détail cloche, quelque chose qui perturbe l’ensemble. C’est ce détail qui provoque le malaise qu’on éprouve en les regardant, cette fameuse « inquiétante étrangeté » freudienne qui trouve ici une expression réussie.
Et le corps est encore un des axes que l’on retrouve au Salon de Montrouge qui vient d’ouvrir ses portes, avec une nouvelle direction (Guillaume Désanges, que l’on vient de quitter à la Verrière Hermès de Bruxelles, cf Myriam Mihindou, Dalila Dalléas Bouzar: performer c’est soigner – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), succède à Ami Barak). Mais aussi avec une formule renouvelée, puisque cette année, la sélection a été resserrée (seulement 37 artistes), qu’elle s’est ouverte à des disciplines telles que le design, le graphisme ou l’édition et que surtout, elle a renoncé aux Prix, préférant rémunérer les artistes et leur offrir des perspectives grâce aux nombreux partenaires du salon. Ecologie, inégalité du genre, multiculturalisme, migrations, lien à l’intime sont aussi les thèmes qui traversent les travaux de ces artistes, à l’image de ceux qui nourrissent la scène artistique dans sa globalité. A titre d’exemples, deux artistes ont retenu notre attention : Jimmy Beauquesne qui fait d’étranges et oniriques dessins de corps érotisés par les nouvelles technologies et Jules Lagrange, très marqué par le suicide de son frère il y a quelques années, qui expose les objets qui lui appartenu comme des reliques et dans une démarche que l’on pourrait qualifier de « cathartique ». Deux artistes qui œuvrent encore à partir de leur expérience personnelle.
-Prix Marcel Duchamp 2022, jusqu’au 2 janvier au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)
–Horizones, Prix Ricard 2022, jusqu’au 29 octobre à la Fondation Ricard, 1 cours Paul Ricard 75008 Paris (www.fondation-pernod-ricard.com)
–Douze preuves d’Amour, Révélations Emerige, jusqu’au 13 novembre, 190 rue Lecourbe 75015 (www.revelations-emerige.com)
-66e Salon de Montrouge, jusqu’au 1er novembre au Beffroi, 2 place Emile Cresp, 92121 Montrouge
Images : Giulia Andreani Sentinelles, 2019, Verre de Murano Collection particulière, Berlin Courtesy de l’artiste, de la Galerie Max Hetzler Berlin – Paris – Londres HEX(E), 2021 Acrylique sur toile Collection particulière Courtesy de l’artiste, de la Galerie Max Hetzler Berlin – Paris – Londres ; Benoît Piéron, Monstera, 2022 ; Chamaedora elegans, 2022 ; Petit prince, 2022 ; Juggling Ball Picker, 2022 Courtesy Fondation Pernod Ricard Crédit photo : © Aurélien Mole ; Douze preuve d’amour, 9e édition de la Bourse Révélations Emerige, commissariat Gaël Charbau, 190, Lecourbe, Paris © Rebecca Fanuele : vue du 66e Salon de Montrouge avec des œuvres de Jules Lagrange, photo Johnny Yim
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