de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Lumineuse Anna-Eva Bergman!

Lumineuse Anna-Eva Bergman!

Quelle vie incroyable que celle d’Anna-Eva Bergman, que raconte Thomas Schlesser dans une biographie qui est parue récemment aux Editions Gallimard ! Quelle vie riche, tumultueuse, chaotique, faite de grande joie et de grande misère, d’exils permanents, de recherche intérieure…mais au fond, lumineuse comme l’indique le titre du livre, qui met le substantif et l’adjectif au pluriel, tant les vies de cette artiste sont multiples !

Elle est née en 1909, à Stockholm, mais elle passe son enfance dans le Sud-Est de la Norvège, chez son oncle et sa tante, où sa mère l’a laissée en pension, elle-même étant trop absorbée par sa formation d’orthopédiste (les parents ayant divorcé, l’enfant connaitra à peine son père). Elle y est malheureuse, très malheureuse même, connait la misère, les punitions et vit constamment avec la peur au ventre, mais elle s’imprègne de ce paysage rural qu’elle découvre en partie avec son oncle qu’elle adore. A l’adolescence, elle retrouve sa mère qui est désormais installée à Oslo et qui va jouer un rôle fondamental tout au long de son existence. Elle commence à peindre aussi, des paysages inspirés par ceux qu’elle a vus autour d’elle, mais elle manifeste surtout des dons pour le dessin et plus particulièrement la caricature qui témoigne des qualités d’observatrice particulièrement aigües. Parmi les chocs de cette période formatrice figurent la découverte des œuvres de Turner, qui était aussi un dessinateur précoce et qui s’est tourné progressivement vers une esthétique de la suggestion, et celle du Cri de Munch, qui était entré dans les collections de la Galerie nationale l’année de sa naissance.
Elle décide donc de s’orienter vers une carrière artistique et s’inscrit, en 1927, à l’Académie des Beaux-Arts d’Oslo, après deux ans dans un cours préparatoire. Mais une année plus tard, sa mère, qui souhaite poursuivre ses études d’orthopédie en Autriche, l’emmène avec elle à Vienne. Après un passage par Berlin, ville qu’elle n’apprécie guère, mais qui lui permet de voir de nombreux musées, elle arrive dans la capitale autrichienne, où, loin du faste attendu, sa mère et elle logent dans une pension minable. Ce triste séjour viennois sera toutefois illuminé par la rencontre avec Eugen Steinhof, un professeur de la Kunstgewerbeschule dont elle ne fut pas vraiment l’élève, mais qui lui enseigne la liberté et l’incite à aller puiser son inspiration dans ce qu’elle ressent plutôt que de se préoccuper du concert (il lui ouvre les portes, en gros, de l’abstrait).

C’est l’époque aussi où Anna-Eva Bergman tombe malade (elle devra subir de nombreuses opérations chirurgicales dans son existence et passera de longs mois dans les hôpitaux) et où, pour des raisons médicales, sa mère l’emmène dans le Sud de la France. Et c’est aussi l’époque où commence un véritable périple, car après avoir passé quelques temps sur la Côte d’Azur, elle « monte » à Paris, tandis que sa mère voyage en Italie. Elle compte y peaufiner sa formation aux Beaux-Arts, mais faute de pouvoir acquitter les droits d’inscription, elle intègre l’école dirigée par André Lhote, qui bénéficie d’une excellente réputation. Mais elle est déçue par les méthodes de l’artiste-professeur, qui lui semblent beaucoup trop contraignantes et rigides.

Ce séjour parisien est toutefois déterminant pour le reste de son existence, puisque, le 9 mai 1929, elle fait la connaissance, au cours d’un bal, de Hans Hartung, qui est lui-même passé par l’école de Lhote et qui y a ressenti la même déception. C’est un coup de foudre qui aboutit à un mariage en septembre de la même année. Les deux artistes vont rester unis jusqu’à la fin de leur jour, mais avec une séparation de dix-huit ans : en effet, en 1939, après un séjour mémorable à Minorque où ils firent bâtir une maison, mais qu’ils durent fuir parce qu’on les prenait pour des espions, Anna-Eva Bergman rentre en Norvège et se sépare de Hans Hartung. Ce n’est que plus de dix ans après la fin de la guerre, en 1957, alors qu’ils avaient tous les deux refait leur vie (elle avec le fils d’un architecte norvégien qui avait travaillé à la restauration de nombreuses cathédrales, lui, avec la fille du sculpteur Julio Gonzalez) qu’ils se retrouvent et décident de se remarier. Entre-temps, Anna-Eva était essentiellement restée dans son pays natal et avait plus ou moins renoncé à la peinture pour se consacrer au journalisme et à la philosophie, tandis que Hans avait fait la guerre, où il avait perdu une jambe.

Le destin des deux artistes a donc été toujours étroitement lié. Mais il faut reconnaître qu’Anna-Eva Bergman a longtemps pâti d’être la femme de Hans Hartung, de vivre un peu à travers lui, de ne jamais obtenir la même considération -ni le même prix pour ses toiles- que lui. Et on les a souvent associés tous les deux dans la même veine abstraite. Pourtant leurs œuvres sont bien distinctes et si elles ont un point commun (la non figuration), elles l’expriment de manière différente : alors que Hartung est ce chantre de l’abstraction lyrique que l’on connaît, Anna-Eva Bergman est plus contemplative, sa pratique est moins gestuelle, comme le dit Thomas Schlesser, « elle fixe le vertige de ce qui est en cours d’être au monde sans l’être encore ». Ce qui est rapidement devenu sa marque, c’est l’utilisation de la feuille de métal (or ou argent), qui rappelle les primitifs italiens et donnent à son travail une dimension cosmique et spirituelle. Et ce qui en est l’essence, ce sont ces paysages grandioses de son Nord d’origine et la lumière, en particulier celle observée près du pôle, qu’elle tente de retranscrire dans leur forme la plus épurée.

Tout cela, le directeur de la Fondation Hartung-Bergman d’Antibes, la ville où le couple avait fait construire une immense villa dans laquelle il finit ses jours (Anna-Eva décède en1987, Hans en 89), le raconte avec beaucoup de précision et de rigueur. Il avait à sa disposition une somme d’archives, il est vrai, considérable, d’autant que les deux artistes gardaient tout, jusqu’à leurs prescriptions médicales. Mais il ne s’est jamais laissé dépasser par cette masse et a réussi à rendre son récit vivant, attachant, plein d’allant, presque comme un récit d’aventures (et de fait, la trajectoire de cette femme en est un). Alors, Anna-Eva Bergman est-elle cette grande artiste négligée qu’il convient absolument de réhabiliter ? On a déjà pu voir un certain nombre de ses œuvres à la galerie Poggi, à Paris, qui la représente et au Musée Picasso d’Antibes qui lui consacre une salle permanente, mais une rétrospective aura lieu, en mars prochain, au Musée d’art moderne de Paris et on pourra alors mesurer si son œuvre est aussi « lumineuse » que le fut sa vie.

-Thomas Schlesser, Anna-Eva Bergman, Vies lumineuses, Editions Gallimard, 380 pages, 29 euros

Images:  Anna-Eva Bergman, N°5-1969, Planète d’argent sur fond bleu, vinylique et feuille de metal sur toile, 114 x 146 cm; Anna-Eva Bergman dans son studio de la Rue Cels, Paris, 1956, photographe inconnu (DR), Archives Fondation Hartung-Bergman (Antibes, France)

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