Penalty pour les artistes
L’art contemporain et le football : deux mondes qui ne semblent pas faits pour se croiser souvent, même si certains artistes se sont inspirés de ce sport pour leur création (on pense, par exemple, aux Footballers de Nicolas de Staël, au film de Douglas Gordon et Philippe Parreno sur Zidane, Zidane, un portrait du XXIe siècle ou au sulfureux Coup de tête d’Adel Abdessemed) et si certaines expositions ont déjà été organisées sur ce thème (La Grande Galerie du Foot, par exemple, à La Villette, à l’occasion de l’Euro 2016). C’est pourtant le sujet choisi par les Magasins généraux, ce centre de création fondé par l’agence de publicité BETC sur les bords du canal de l’Ourcq à Pantin, pour sa première saison culturelle, en lien bien sûr avec le Mondial 2018. Il faut dire que cet ancien site industriel, qui accueille aussi des artistes en résidence et qui cherche à promouvoir la création tous secteurs confondus (architectes, designers, musiciens, danseurs ou chefs cuisiniers y seront les bienvenus), a intérêt, pour son implantation dans un contexte qui n’est pas, a priori, le plus habitué à l’art, à mettre en avant un thème fédérateur et qui engage le plus possible le public environnant. D’ailleurs, il ne se contente pas de proposer une nouvelle exposition sur le sujet, mais organise aussi tout un festival qui se déploie sur 2000m2 d’espace urbain et voit se succéder performances, ateliers, babyfoot, jeux vidéo, concerts, restauration et, bien sûr, diffusion des principaux matchs de la Coupe du monde sur écran géant.
L’exposition à proprement-parler, Par amour du jeu, explore les liens entre football, création et société sur la période qui va de 1998, date de la victoire de l’équipe de France sur le Brésil, à aujourd’hui et qui a marqué durablement une génération. Elle réunit 38 artistes internationaux qui tous, à un moment ou à un autre, se sont penchés sur la question du foot, soit comme fan absolu, à l’instar de Juergen Teller qui a filmé ses réactions devant son téléviseur pendant la finale perdue de l’Allemagne face au Brésil en 2002, soit pour en dénoncer la marchandisation du sportif (l’installation sur table de poker d’Hazel Brill) ou les débordements des supporters (le néon « Hooligan » de Claude Lévêque). On y voit des hymnes à la gloire du ballon rond (l’immense toile de Stéphane Pencréac’h, L’Homme le plus cool du monde, qui représente le penalty de Zidane face au gardien italien Buffon lors de la Coupe du monde 2006, ou celle, quasi céleste, d’Antoine Carbone, qui figure les joueurs comme des dieux de l’Olympe, Paradis des footballeurs). Tout autant que des interrogations sur le statut de l’image du joueur de foot (les images reproduites et multipliées du duo Païen, Lia Pradal & Camille Talent) ou sur ce que le foot révèle de l’état d’une société (la très belle animation de Robin Rhode qui renvoie à l’apartheid sud-africain ou l’installation de Romain Vicari sur le contexte brésilien). Et les questions de corps, du désir ou de genre ne sont pas esquivées, que ce soit par une photo de Pierre et Gilles sur un footballeur blessé, les dessins de Soufiane Ababri, (qui expose actuellement à la galerie Praz-Delavallade, cf https://larepubliquedelart.com/soufiane-ababri) redonnant à Karim Benzema refusant de chanter la Marseillaise tout son potentiel érotique ou la très iconoclaste proposition de Sarah Lucas qui compare son propre corps à celui de joueurs d’une équipe et installe autant d’urinoirs qu’il y a de joueurs dans cette équipe.
La plupart des œuvres sont des prêts d’institutions, de galeries ou de collections privées. Onze jeunes artistes, toutefois, ont été invités à créer de nouveaux projets spécialement pour l’occasion, dont deux, dans le cadre de la résidence des Magasins généraux. Parmi ces deux-là, il en est une qui m’a paru particulièrement pertinente et drôle au sein même de cette thématique : celle d’Aurore Le Duc. La jeune artiste est partie du constat que ce qui était commun au football et au monde de l’art contemporain était le fait que d’une part, les transferts de joueurs, comme certaines œuvres, se monnayaient à coup de millions d’euros et que, de l’autre, une violence certaine y régnait. Du coup, elle a customisé des blousons et des banderoles en remplaçant le nom du joueur ou de l’équipe par celui d’un galeriste célèbre. Et elle s’est introduite dans des expositions en vue où, affublées de ces accessoires, elle s’est mise à scander le nom des galeristes et à s’agiter comme une supporter au moment du but, sous l’œil effaré et incrédule des visiteurs présents. Le tout a été filmé et est présenté au côté des accessoires utilisés. Cela peut paraître un peu simpliste et puéril, mais c’est assez révélateur, en ce moment-même où la Foire de Bâle bat son plein, d’un certain esprit qui règne dans le marché de l’art et du bling-bling qui accompagne tout autant les transactions parfois faramineuses qui s’y déroulent que le mode de vie ou les frasques des footballeurs vedettes.
Dans l’exposition, une artiste danseuse, Auranne Brunet-Manquat, présente un solo qu’elle a créé au Centre national de danse contemporaine d’Angers en 2017, Cinq Minutes de temps additionnel. Il s’agit d’une courte pièce qu’elle a imaginée en reprenant la gestuelle des footballeurs, « leurs mouvements courts et secs, comme des éclaboussures ». Elle aurait pu, à ce titre, figurer aussi dans Move, la manifestation qui est aux croisements de la danse, de la performance et de l’image en mouvement et qui se tient pour la deuxième année au Centre Pompidou. Au programme de cette édition due à Caroline Ferreira : le « corps critique », c’est-à-dire « la relation du corps à l’institution, aux modes de vie, comme aux questions d’exclusion, de réparation et de résistance ». Et pour le mettre en application, une exposition dont l’entrée, comme celle des Magasins généraux, est gratuite et qui présente une performance continue de Maria Hassabi (un travail sur la lenteur et l’immobilité), un diptyque vidéo de Paul Maheke sur une danseuse noire répétant un numéro pour la carnaval de Notting Hill à Londres, des vidéos de Lili Reynaud-Dewar dansant nue, le corps peint, dans des expositions et une performance interactive de Liz Magic Laser qui se pense comme un « centre d’analyse et de traitement de la personnalité où le public peut apprendre le mouvement thérapeutique développé pour sa typologie » (il est convié à participer). Et bien sûr toute une passionnante série de projections vidéo, des conférences et des performances en salle comme celle proposée par Laëtitia Badaut Haussmann, le 17 juin, à 19h, basée sur les premiers textes de Hugh Heffner pour la revue Playboy.
–Par Amour du jeu, jusqu’au 5 août aux Magasins généraux, 1 rue de l’Ancien Canal 93500 Pantin (www.magasinsgeneraux.com). A noter que le 12 juillet sera dévoilée une œuvre de Melik Ohanian, Their eyes were watching, dont on ne sait rien encore, si ce n’est qu’elle apparaitra « sur les rives du canal de l’Ourcq, au pied des Magasins généraux, sous la forme d’un évènement populaire, historique et politique ».
–Move, danse, performance, image en mouvement, juqu’au 24 juin au Forum et au Forum -1 du Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)
Images : Robin Rhode, Untitled/Hondjie, 2001, Animation digitale, son, 1:20 min. © Robin Rhode, Courtesy the artist and kamel mennour, Paris/London ; Pierre et Gilles, Le footballeur blessé (Frédéric Lenfant), 1998, Photographie peinte contrecollée sur aluminium, 115 x 125 cm, © Pierre et Gilles Courtesy the artists and Galerie Templon, Paris/Brussels ; Aurore Le Duc, Supporters de galeries, depuis 2015 (en cours), Édition d’objets de supporter à l’effigie de galeries d’art, performances dans les grandes manifestations d’art contemporain, Photo. Sébastien Baverel © Aurore Le Duc, Courtesy the artist; Paul Maheke, Mutual Survival, Lorde’s manifesto, 2015, 17’50”, video HD, Courtesy de l’artiste et de la galerie Sultana
5 Réponses pour Penalty pour les artistes
« C’est par une série d’huiles à thème sportif, intitulée «Footballeurs», que Nicolas de Staël, peintre né en 1914 à St.Pétersbourg, est revenu à l’expression figurative de ses débuts après un passage à l’abstrait au cours d’un itinéraire artistique fulgurant.(…)
Au soir du 26 mars 1952, en compagnie de
son épouse, il assiste au Parc des Princes à
un match de football opposant l’équipe de
France à l’équipe de Suède et se laisse
subjuguer par le spectacle. On peut imaginer l’impression produite sur lui par la pelouse verte, les bleu, jaune, rouge et noir de la tenue des joueurs et des arbitres, toutes ces couleurs fondues dans un bain de lumière blanche qui ajoutait encore à la blancheur des cages de but, des lignes du terrain et du ballon. Quelques jours après, il écrit à son ami René Char : « c’est absolument merveilleux. Entre ciel et terre, sur l’herbe rouge ou bleue, une tonne de muscles se meut dans l’oubli total d’elle-même mais avec toute la présence qu’exige l’exercice ».
De retour à son atelier, il se met tout de suite au travail et réalise la même nuit sur une grande toile, sur laquelle il avait commencé une autre composition, le tableau qu’il baptisera « Parc des Princes ».
Les jours qui suivent cette soirée, il réalise les vingt-quatre toiles consacrées au thème du football. Certaines de ses œuvres sont déjà ambiguës, associant éléments abstraits et figuratifs, tandis que d’autres sont clairement figuratives détaillant avec plus ou moins de précision les joueurs et les mouvements. Toutes se singularisent par sa technique particulière des pâtes épaisses, étalées à la spatule, dont les stries parviennent parfois à évoquer les plis du short.(…) »
« LES FOOTBALLEURS DE NICOLAS DE STAEL ». P.360 de la revue « Art et sport » (1993)
Par Ramon Balius Juli
Merci Christiane pour toutes ces précisions.
C’est que j’apprécie beaucoup Nicolas de Staël et ses recherches. J’étais contente que vous l’évoquiez. Je n’aime pas regarder les matchs de foot avec tout ce bruit, mais photographes et peintres offrant un regard sur un geste, un corps, un tir, c’est vraiment beau. La stratégie des jeux collectifs de ballon me dépasse. Tout cela va trop vite !
» Et les questions de corps, du désir ou de genre ne sont pas esquivées, »
Heureusement, les lieux-communs post 68 de l’ art contemporain nous sont donc évités! 😉
Penalty : faute grave dans la surface de réparation. Titre prémonitoire? 🙂
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