Saison d’été au Palais
Depuis qu’il en a pris la direction, il y a plus d’un an, Guillaume Désanges a progressivement imprimé sa marque au Palais de Tokyo. Moins d’expositions, une gestion plus écolo-responsable du bâtiment, une programmation plus articulée et plus structurée, ce que le Centre d’art parisien a perdu en bouillonnement et en effervescence, il l’a gagné en clarté et en lisibilité, comme s’il était entré dans une phase plus adulte. La preuve en est avec la saison d’été qui vient de s’ouvrir et qui se compose quand même de trois expositions individuelles et une collective. Mais comme l’été, il fait très chaud sous la verrière du rez-de-chaussée du Palais et que cela rend les conditions de travail et de visite difficiles, le directeur a choisi de modifier le parcours en faisant entrer le visiteur par une porte extérieure, au niveau des sous-sols du bâtiment, où l’air est bien plus frais. Histoire, bien sûr, de s’adapter aux saisons et d’utiliser toutes les ressources du lieu, mais histoire peut-être aussi d’envisager un parcours qui va des profondeurs, de l’inconscient, jusqu’à des régions plus éthérées, où règne le spirituel et la lumière (la verrière du rez-de-chaussée restant provisoirement close).
Ces profondeurs, cet inconscient, c’est Laura Lamiel qui l’incarne dans une importante exposition qui est conçue comme une installation globale. Laura Lamiel est cette très belle artiste qui a déjà une longue carrière derrière elle, mais qui est restée longtemps en retrait et que sa galerie, Marcelle Alix, a remis sur le devant de la scène il y a quelques années. Guillaume Désanges l’avait d’ailleurs montrée lorsqu’il était responsable de la Verrière Hermès de Bruxelles, comme les autres artistes ou duos d’artistes de cette saison (Laura Lamiel ose le cuivre – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Issue de l’abstraction et de l’art minimal, elle a d’abord commencé par la peinture, avant de l’abandonner pour se tourner vers la tridimensionnalité et les installations. Composé de plaques émaillées blanches, de chaises, de néons, bref de tout un vocabulaire soigneusement élaboré, son travail, toujours très mystérieux, pouvait sembler froid et clinique, mais il était « réchauffé » par la présence d’objets, souvent trouvés, que l’artiste assemblait dans des cellules avec une précision et une méticulosité qui le faisait ressembler à un rituel oriental, avec ses pleins et ses déliés, son dévoilé et son caché, sa douceur et sa violence. Sans chercher à transmettre une idée particulière, il était plutôt révélateur d’états mentaux, de recherches philosophiques et existentielles et faisait du lieu d’exposition un prolongement de l’atelier, l’endroit où tout s’expérimente et tout recommence sans cesse.
Et puis, précisément lors de l’exposition de Bruxelles, Laura Lamiel a introduit le cuivre, ce matériau rougeoyant et conducteur, qui a donné une autre dimension à son œuvre. Et ces dernières années, elle s’est mise à faire des dessins, d’abord de lèvres, les siennes, enduites de rouge, puis de vagins, de pénis, de mains, de visages, bref de toutes les parties du corps (le dessin étant le seul domaine où elle s’autorise la figuration). Et ce rouge a envahi tout son travail, il est devenu la couleur phare, au point qu’il domine presque dans l’exposition du Palais de Tokyo, dont le commissaire est Yoann Gourmel et pour laquelle elle a conçue plusieurs nouvelles pièces. Et le fait marquant est qu’elle revenue à la peinture, certes de manière détournée, puisqu’il s’agit de peinture sous verre, c’est-à-dire d’une technique qui tient quand même le spectateur à distance, mais de peinture néanmoins. Et ces grands formats délicats où la couleur semble si profonde et qui font parfois penser à Richter dialoguent avec une installation, De la page 3 à la page rouge, où des livres, tous teints en rouge également, ont été posés sur un grand miroir pour constituer une sorte de paysage de différentes intensités qui fait référence à Raymond Roussel et témoigne du goût de Laura Lamiel pour la littérature (le titre de l’exposition, Vous les entendez ?, est d’ailleurs emprunté à Nathalie Sarraute).
Mais le blanc revient avec une autre installation qui est comme une bibliothèque dans laquelle l’artiste a passé un temps infini à introduire des tissus dans des rayonnages sur lesquels on peut aussi lire : « rien n’est à faire, tout est à défaire » (Dans les plis). Et le verre est aussi présent avec une installation présentée en 2021, à Bâle, chez Cahn Contemporary, Du miel sur un couteau, qui met en avant l’éclat et la brisure : tout au long de l’exposition, on navigue entre ces deux pôles, le froid et le chaud, le cérébral et le charnel, le proche et le lointain, le corps à la fois absent et présent. Troublant, séducteur, sensuel, le parcours, plongé dans la pénombre, se révèle hypnotique.
On n’éprouve pas une même séduction formelle en montant d’un étage pour accéder à l’expédition des mountaincutters, ce duo d’artistes qui a commencé à travailler ensemble aux Beaux-Arts de Marseille et qui dit avoir choisi ce nom parce que la partie « mountain » est « liée à la géologie, au sol, à ce qui nous tient debout », alors que la partie « cutter » est plutôt liée « au geste, à l’action ». Mais il est vrai qu’ils n’appartiennent pas à la même génération, qu’ils n’ont ni la même histoire ni les mêmes sources culturelles et sans doute pas les mêmes objectifs. Pourtant, il y a chez eux un même goût de l’assemblage au sol, un même souci de la matière et des liens que les objets peuvent entretenir entre eux. Et comme Laura Lamiel, ils travaillent essentiellement in situ, en fonction du lieu qui les accueille. Cela donne un ensemble de pièces qui se soucient de fluides et de températures à travers la présence de thermomètres dans l’espace, font référence à l’archéologie et évoluent avec le passage du public, en particulier à travers une rampe en laiton, conçue pour les PMR (personnes à mobilité réduite), et avec laquelle les artistes souhaitent rendre hommage aux corps défaillants qu’ils envisagent « comme quelque chose de positif, comme un vecteur de production de formes et d’énergie ».
Le beau, ou en tous cas ce qui peut y ressembler, on l’atteind en gravissant encore un étage pour aboutir à l’installation en pleine lumière de Marie-Claire Messouma Manlanbien, une jeune artiste (elle est née en 1990), originaire de Côte d’Ivoire. Mêlant textiles, tissages, images, textes, sculptures, elle compose un assemblage infiniment poétique où tout se répond et où elle aborde autant les questions de féminité que les traditions artisanales ou le rapport de l’individu avec l’ensemble du vivant. D’ailleurs ce qui est fascinant dans ce travail d’une grande richesse formelle, c’est que les références ne sont pas univoques, qu’elles sont à la fois ivoiriennes et guadeloupéennes (les deux cultures de l’artiste), mais qu’elles renvoient aussi à l’Egypte ancienne comme à la culture populaire française et américaine. Ce mélange pourrait rester obscur -et on est loin de comprendre tous les symboles qui s’y mêlent-, mais il est d’une telle force plastique qu’on y souscrit totalement. On aboutit là encore à une installation globale au milieu de laquelle on déambule, bercé par la voix calme de l’artiste qui dit ses beaux poèmes et qui apporte un sentiment de paix et de sérénité (est-ce parce qu’elle a recours aux plantes médicinales dans son travail ?). Lorsqu’on sort du Palais de Tokyo (par ce qui est donc l’entrée habituelle), on se trouve face à un grand rideau de scène conçu pour le théâtre de Montrouge et qui synthétise un peu toutes les préoccupations de l’artiste. On aimerait le franchir pour aller encore plus loin avec elle dans son monde magique et apaisant.
-Laura Lamiel, Vous les entendez ?; mountaincutters, Morphologies souterraines ; Marie-Claire Messouma Manlanbien, L’Etre, l’Autre et L’Antre, jusqu’au 10 septembre au Palais de Tokyo. L’exposition collective, La Morsure des termites, tourne autour du lien du graffiti, donc de l’art de la rue, avec l’art plus officiel. (www.palaisdetokyo.com) Images : Vues d’exposition, Laura Lamiel, Vous les entendez ?; Vue de l’exposition Morphologies souterraines ; Marie-Claire Messouma Manlanbien, exposition L’être, l’autre et l’entre, Palais de Tokyo (16.06 – 10.09.2023).
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