Tables révélatrices
Parfois isolés, privés d’atelier et obligés de travailler dans des espaces domestiques, qu’ont fait les artistes pendant le confinement ? La question se pose et on commence seulement maintenant à en avoir les réponses. Certes, beaucoup ont utilisé les réseaux sociaux et en particulier Instagram pour rendre publique leur production. Mais d’autres ont travaillé en solitaires, préférant mettre cette période entre parenthèses ou l’utiliser comme phase d’expérimentation. Bientôt s’ouvrira au Palais de Tokyo une exposition, Anticorps, qui est la réaction d’un certain nombre d’artistes à la pandémie et à la manière de la vivre. Et en attendant, au Crédac d’Ivry, ce sont les travaux d’une cinquantaine d’artistes qui sont présentés, travaux qui ont la particularité d’avoir été conçus pendant le confinement ou après et qui tiennent sur une table.
L’idée en est venue à Claire Le Restif, directrice du Crédac et commissaire de l’exposition, en lisant un texte d’une historienne et féministe américaine, qui expliquait que, bien souvent, les femmes avaient été obligées de travailler chez elles et plus spécifiquement sur leur table de cuisine. Et elle s’est nourrie d’une œuvre de Hugues Reip composée d’une série de 25 minuscules sculptures réalisée à partir de mie de pain, de gomme, de trombones, de clous, présentées sur une table de cuisine en formica (l’œuvre figure dans l’exposition). Elle a donc demandé à toute une liste d’artistes qui étaient plus ou moins passés par le centre d’art de lui envoyer par la poste, distanciation oblige ! des œuvres de dimensions modestes, qu’ils avaient pu bricoler chez eux lorsqu’ils n’avaient pas la possibilité de sortir. Et elle a choisi des tables de différentes formes et de différents matériaux pour les présenter.
De Boris Achour à Raphaël Zarka, en passant par Katinka Bock, Morgan Courtois, Kapwani Kiwanga ou Sarah Tritz, c’est donc la fine fleur de l’art contemporain essentiellement français ou vivant en France que l’on retrouve ici. Bien sûr, selon les goûts et les affinités, on sera plus sensible à telle proposition qu’à telle autre : ainsi, on a particulièrement aimé la table d’Ali Cherri (des aquarelles d’oiseaux morts) qui est bien révélatrice de la mélancolie de son travail, celle de Charlotte Moth, dont il a été question ici dans le dernier post (cf https://larepubliquedelart.com/le-trouble-et-linterrogation/) et qui est toute d’élégance et de raffinement, celle de la grande Sheila Hicks qui utilise le lin pur et la couleur pour évoquer la vague et le rêve éveillé ou celle de Marcos Avila Forero, qui fait écho à une recherche qu’il avait faite sur les « Mères fouilleuses », ces associations de gens qui ont perdu quelqu’un de leur famille dans des conditions douteuses en Colombie. Mais c’est tout l’ensemble qui fait preuve d’intelligence, de poésie et de beaucoup d’imagination (Ah, les belles petites sculptures en porcelaine de Dominique Ghesquière ou l’image si épurée et lumineuse de Shimabuku !).
Et surtout, ce qui est intéressant, c’est que ces pièces modestes obligent les artistes à aller au plus juste et à révéler la nature même de leur travail. Pour ceux qui avaient encore des doutes, par exemple, sur la nature du travail de Jean-Charles de Quillacq (cf https://larepubliquedelart.com/la-force-du-geste/), l’œuvre présentée ici (des moulages de son sexe pris dans ses différents états de gonflements et de flaccidité) les enlèvera totalement. Les aventures/performances de Louise Hervé et Clovis Maillet, réduites ici à quelques phrases et minuscules objets, montrent de manière synthétique la manière avec laquelle elles s’articulent, entre recherche scientifique et divagation. Et certains artistes, comme Noé Soulier, qui est surtout chorégraphe et danseur, proposent même des sortes de performances en écrivant sur un carnet les sensations ressenties en buvant un verre d’eau, que le spectateur peut éprouver à son tour. Enfin, certaines propositions dépassent le cadre de l’intimité et du modeste pour aller vers des choses plus tragiques et plus spectaculaires : c’est le cas de la table, brisée et douloureuse, de l’artiste libanaise Nour Awada, qui rappelle aussi bien la table à manger familiale sur laquelle son père a été allongé, après sa mort survenue cette année, que l’explosion de Beyrouth qui a jonché les rues de la ville de morceaux de verre.
Pour toutes ces raisons –et encore pour bien d’autres-, il faut aller voir cette exposition qui est comme un condensé des pratiques et des esthétiques de l’art en France, en ces temps troublés, et une instructive déambulation entre des imaginaires différents
–La Vie des tables jusqu’au 12 décembre au Crédac d’Ivry, La manufacture des œillets, 1 place Pierre Gosnat 94200 Ivry-sur-Seine (www.credac.fr). En partenariat avec le Festival d’Automne à Paris
Images : Vues de l’exposition La vie des tables avec les œuvres de 49 artistes, Centre d’art contemporain d’Ivry le Crédac, 2020. Photos : Marc Domage / le Crédac.1) Ali Cherri, La Mort dans l’âme, 2020. Courtesy de l’artiste et galerie Imane Farès, Paris. 2) Sheila Hicks, Je voudrais être une vague, 2020.© Sheila Hicks / Adagp, Paris, 2020. Courtesy Atelier Sheila Hicks. 3) Nour Awada, وليمة العزاء Walimat El Azaa’, 2020.© Nour Awada / Adagp, Paris, 2020. Courtesy de l’artiste.
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