Le trouble et l’interrogation
On avait découvert le travail de Charlotte Moth, il y a une dizaine d’années, avec un grand rideau scintillant qui barrait tout l’espace d’entrée de sa galerie parisienne, Marcelle Alix, et obligeait le spectateur à un inhabituel contournement. Un travail sur l’espace, donc, que confirmait la collection de photos noir et blanc sur des bâtisses modernistes présentées parallèlement et, en particulier, les images produites rue Mallet-Stevens, devant les immeubles construits par le célèbre architecte. Puis on avait vu surgir des sculptures, comme cette très belle série de mains qui montraient toutes les manières de tenir un objet ou des sortes de maquettes qu’un fond en miroir difractait et projetait dans une autre dimension. Ce qui semblait une suite logique aux préoccupations spatiales, mais excluait la vidéo ou la photo auxquelles on avait fini par associer l’artiste. Enfin, la présentation au Centre Pompidou pour le Prix Marcel Duchamp semblait concilier les deux, puisqu’une vidéo réalisée dans les réserves de la ville de Paris était projetée en même temps que plusieurs sculptures issues de ces mêmes réserves étaient montrées avec un dispositif lumineux qui suggérait une transposition dans la nature.
L’exposition qu’elle présente actuellement, toujours chez Marcelle Alix, apparait comme une synthèse de tout ce travail. On y voit d’abord tout un mur de la galerie recouvert de miroir, ce qui modifie singulièrement l’espace et renvoie à la transformation de la première exposition. Puis de photos sont accrochées, qui représentent des objets également présents sous une forme tridimensionnelle. Plus loin, une branche d’arbre en bronze descend du plafond, dans une structure métallique qui rappelle l’énigmatique sculpture de Giacometti, Le Nez, et une série de petites œuvres délicates, qui jouent sur des matériaux contradictoires ou se reflètent sur des surfaces bleutées, sont alignées. Enfin, au sous-sol, un film intitulé Still Life in a White Cube laisse croire qu’on avoir à faire avec une nature morte contemplative, alors qu’il s’agit au contraire d’une scène baroque, où l’on voit un personnage vêtu de plumes et de feuilles bariolées découpées dans du tissu évoluer dans l’espace.
L’exposition s’appelle « Enjambment » et son titre est révélateur à bien des égards. On y passe d’un registre à un autre, d’une matérialité à une autre et de manière presqu’imperceptible, comme dans un subtil déplacement. Et c’est là qu’apparaissent toutes les oppositions sur lesquelles joue Charlotte Moth et qui, en interrogeant l’histoire de l’art, font l’essence de son travail : le léger et le lourd, le naturel et l’artificiel, le figé et l’animé, le plane et le volume, le vide et le plein : la liste est longue des contraires dont se nourrit l’artiste, non pas pour des contrastes spectaculaires, mais par prolongements, glissements, explorations profondes. C’est un art du funambule, toujours sur un fil, entre deux. On peut y rester indifférent, mais pour qui prendra le temps de se pencher plus avant sur ces variations raffinées, le plaisir sera celui d’une musique de chambre, où l’orchestre n’assène pas une vérité profonde, mais où les instruments se mêlent et se répondent pour produire davantage de trouble et d’interrogation.
Du trouble et de l’interrogation, on ne peut qu’en ressentir, mais de manière plus immédiate, en voyant La Fin de l’imagination, la première exposition qu’Adrián Villar Rojas, le nouvel enfant terrible de l’art contemporain, présente à la galerie Marian Goodman. D’après le communiqué de presse, « l’enquête spéculative de l’artiste sur l’imagination humaine a vu le jour pendant le confinement, alors qu’il regardait des milliers d’heures de contenus rendus disponibles en ligne et provenant d’enregistrements de vidéo-surveillance : des orangs outans parqués en quarantaine dans des zoos, aux algues sous-marines, en passant par les données satellites de la NASA. Dans La Fin de l’imagination, Villar Rojas questionne la manière dont l’épidémie de Covid-19 affecte notre époque, notre temporalité humaine, notre langage, nos systèmes de représentation. »
Et pour ce faire, il commence par changer le sens de circulation de la galerie et plonge le spectateur dans le noir. Lorsqu’on entre, non pas par l’entrée habituelle, mais directement par la cour, on est tout de suite dans un sas sombre où il n’y a pas d’accueil et l’on ne voit personne de la galerie. Il mène à la salle du rez-de-chaussée, dont les fenêtres et la verrière ont été recouverts de signes cabalistiques (provenant de mécanisme d’écriture humaine actuels et anciens) qui laissent passer un peu de lumière (l’exposition n’a pas d’éclairage supplémentaire) et produisent des ombres sur les murs. Sur un côté, trois écrans fixes font apparaitre des chiffres et des lettres qui semblent renvoyer au calendrier décimal inventé par Napoléon en 1793.
On retrouve ces écrans au centre de la grande salle du sous-sol, mais en nombre plus important, et sur lesquels les chiffres défilent. Tout autour, sur les murs, sont dessinées des compositions abstraites, dont on apprendra plus tard, toujours en lisant le communiqué de presse, qu’il s’agit de reproductions de photocopies d’œuvres d’art -en particulier de Rothko et de Pollock-, qui servaient de données d’informations à l’artiste lorsqu’il était étudiant en Argentine (ne pouvant avoir accès aux livres, il photocopiait des photocopies, perdant ainsi une bonne part de l’image initiale et comblant le reste par l’imagination). Enfin, dans la pièce voûtée tout au fond, on ne voit d’abord rien et ce n’est que lorsque les yeux sont habitués à l’obscurité qu’on finit par distinguer des inscriptions difficilement déchiffrables sur les murs.
L’idée qui sous-tend l’exposition est que c’est le pouvoir qui est un atout décisif pour pouvoir imposer des éléments aussi différents, mais tout aussi subjectifs, que sont le calendrier et l’Expressionnisme abstrait. « Le pouvoir de la France révolutionnaire de 1793 n’a pas été assez puissant pour imposer le calendrier décimal au reste du monde, ni même pour lui donner une durée de vie au-delà de 12 ans. En revanche, la richesse et l’influence des Etats-Unis à l’issue de la Seconde Guerre mondiale ont certainement été suffisantes pour positionner l’Expressionnisme abstrait en canon de l’art contemporain ». Et c’est la raison pour laquelle Villar Rojas, exposant à Paris, tient à réintroduire ce calendrier décimal en le confrontant à une histoire de l’art qui n’est bien sûr qu’occidentale.
Soyons honnêtes, l’exposition et les propos de l’artiste restent bien mystérieux et ce n’est qu’en lisant (et même en relisant plusieurs fois) le communiqué de presse qu’on parvient à obtenir quelques bribes d’informations. Mais force est de reconnaître que l’exposition a une unité formelle et une puissance esthétique qui en font une « expérience », un peu de la manière dont Philippe Parreno fait œuvre de l’exposition elle-même. On en ressort dérouté, mais fasciné et cherchant le sens. En cela, elle se distingue de bien des choses que l’on peut voir à Paris en ce moment et constitue un événement.
-Charlotte Moth, Enjambment, jusqu’au 31 octobre à la galerie Marcelle Alix, 4 rue Jouye-Rouve, 75020 Paris (www.marcellealix.com)
– Adrián Villar Rojas, La Fin de l’imagination, jusqu’au 29 octobre à la galerie Marian Goodman, 79 rue du Temple 75003 Paris (www.mariangoodman.com)
Images : vues de l’exposition Enjambment de Charlotte Moth à la galerie Marcelle Alix (photos Aurélien Mole) : vues de l’exposition La Fin de l’imagination d’Adrián Villar Rojas à la galerie Marian Goodman, 1) sous-sol, 2) rez-de-chaussée, photos : baumann fotografie frankfurt a.m. Courtesy of the artist and Marian Goodman Gallery, New York, Paris, London © Adrián Villar Rojas and galerie Marian Goodman Paris
Une Réponse pour Le trouble et l’interrogation
Pas compris grand chose à l’expo de Villar Rojas, mais bluffé par le brio avec lequel il la met en scène
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