Une saison en enfance
Dans mon précédent post (cf https://larepubliquedelart.com/louest-du-nouveau/), j’évoquais rapidement Vocabulary of Solitude, la magnifique et terriblement mélancolique installation d’Ugo Rondinone qui fait partie de l’exposition consacrée à l’enfance présentée cet été au Palais de Tokyo : une quarantaine de clowns couchés au sol, les yeux clos, tous dans une position et avec des vêtements différents et qui portent chacun le nom d’une action qu’un être humain accomplit au cours d’une journée, comme manger, boire, respirer, se doucher, marcher, etc. Cette installation, d’une infinie poésie et qui renvoie bien sûr à la condition humaine toute entière -je n’hésiterai pas à dire qu’elle est, en négatif, une sorte d’équivalent contemporain aux « marcheurs» de Giacometti-, résume assez bien l’esprit de l’exposition, qui ne cherche pas à illustrer l’enfance, mais à utiliser ses codes et son vocabulaire pour parler du monde des adultes et du monde tout court. Empruntant son titre, Encore un jour banane pour le poisson-rêve, à une nouvelle de Salinger, elle s’adresse à l’enfant que nous n’avons cessé d’être et fait autant songer à Barbara qui avouait que « parmi tous les souvenirs, ceux de l’enfance sont les pires » qu’à Cocteau qui, dans Les Enfants terribles, avait cette phrase lumineuse : « Surtout il fallait, coûte que coûte, revenir à cette réalité de l’enfance, réalité grave, héroïque, mystérieuse, que d’humbles détails alimentent et dont l’interrogatoire des grandes personnes dérange brusquement la féérie » (citée par les commissaires Sandra Adam-Couralet et Yoann Gourmel).
A côté de cette installation majeure et qui peut être considérée comme la matrice de l’exposition (elle est, d’ailleurs, spatialement au centre du parcours), d’autres propositions ont cette même force de retrouver la magie de l’enfance pour dire la violence et la cruauté des adultes. Comme celle de Petrit Halilaj, cet artiste dont on a déjà évoqué le travail lors de son exposition à la galerie Kamel Mennour cet hiver (cf https://larepubliquedelart.com/petrit-halilaj-de-lenfance-lhistoire/). Rappelons qu’il est né au Kosovo à l’époque de la guerre des Balkans et qu’il a connu l’exil et les camps de réfugiés. La pièce qu’il présente au Palais de Tokyo est une version agrandie de celle qu’il avait présentée chez Kamel Mennour, qui était déjà elle-même une adaptation d’une version conçue pour des centres d’art allemands. Elle se nomme Abetare et reconstitue la vraie salle de classe dans laquelle l’artiste a commencé à apprendre, avec les tables et les bancs d’origine qu’il est parvenu à acheter. Sur ces tables sont gravés des dessins qui représentent autant des noms de joueurs de football célèbres que des armes qui renvoient directement au conflit de l’époque. Ce sont ces dessins que Petrit Halilaj a reproduit en volumes et qu’il a placés dans l’espace et autour des tables, dans une sorte d’enchevêtrement tout autant ludique qu’inquiétant. Entourée de murs recouverts des pages du manuel dans lequel il a appris à lire l’albanais, alors que les Serbes imposaient l’usage de leur langue, c’est un magnifique acte de résistance qu’il propose, d’autant plus fort qu’il semble inoffensif.
Pour évoquer cet âge si tendre et où le monde extérieur s’infiltre, au fond, comme à travers un miroir, des vidéos sont aussi présentées, comme celle, à la fois drôle et terrible, de Binelde Hyrcan, qui met en scène quatre petits garçons angolais enfouis dans le sable et qui jouent les passagers d’un véhicule imaginaire où se retrouvent les rapports de classe entre dominés et dominants. Ou celle, merveilleuse, de Rachel Rose, qui, à partir d’images de livres anciens, fait intervenir un animal hybride, mi chien, mi lapin, pour dire l’ennui des dimanches en famille et parler de la difficile construction de soi. Ou celle de Jonathan Monagham qui fait vivre et mourir une licorne, donc un animal mythologique, au milieu de l’univers quotidien et banal d’un enfant d’aujourd’hui : un chargeur Samsung, un MacDo, un Starbuck, etc. Ou celle encore, toute simple, de Philippe Grandrieux, qui filme l’expression de joie d’enfants assistant à un spectacle de guignol et qui nous communique cette joie.
Dans l’exposition, qui fait appel à environ 25 artistes et qui s’inscrit dans le cadre de la manifestation Japonismes 2018, les ressortissants nippons sont grandement représentés. Car on sait le lien que ce pays, qui a inventé le manga et où l’univers du rêve est toujours sous-jacent, entretient avec l’enfance. Mais les commissaires (dont une commissaire associée, Kodama Kanazawa) ont eu l’intelligence de nous épargner l’aspect mièvre et parfois kitsch de ce lien. Ils nous ont aussi épargné les inévitables Murakami, Mr ou Aya Takano que l’on nous montre à chaque fois que l’on évoque cette culture. Ici, on découvre des artistes comme Tomoaki Suzuki (qui sculpte de manière hyperréaliste des personnages rencontrés dans la rue, mais à petite échelle et en les disséminant dans l’espace), Amabouz Taturo (qui a réinventé l’entrée du Palais de Tokyo comme une maison de poupée par laquelle on pénètre) ou Takashi Kuribayashi (qui a imaginé comme une forêt d’arbres en miroirs, à l’intérieur desquelles on peut pénétrer pour contempler une photo de ciel -on sait l’importance du thème de la forêt dans les contes pour enfant-).
D’une manière générale, d’ailleurs, c’est toute l’exposition qui parvient à éviter la mièvrerie et la fausse candeur (en 2000, à Bordeaux, une exposition sur le même thème, Réputés innocents, avait fait scandale et donné lieu à procès). Les commissaires y font preuve de discernement, de sensibilité et de justesse. Seul point noir : le fait d’avoir demandé au vidéaste Clément Cogitore d’intervenir comme « dramaturge » ( l’art contemporain a désormais recours à des dramaturges!) et de concevoir des « espaces de fictions », c’est-à-dire de faire appel à des artisans d’art pour concevoir des pièces qui sont comme des passages ou de portes qui ponctuent le parcours de l’exposition (c’est l’aspect initiatique de la chose). Certaines sont belles et étonnantes, comme la première, réalisée avec l’Atelier Lithias (une porte monumentale en pierre gardée par deux sculptures de sphinx brisées à l’identique) ou celle réalisée avec la Manufacture royale Bonvallet (un grand rideau de théâtre motorisé que le spectateur doit franchir pour continuer son parcours). Mais d’autres n’ont qu’un rapport lointain avec le sujet ou n’y apporte pas grand-chose (la pièce dans laquelle les murs sont censés se gonfler et se dégonfler comme un organisme vivant, par exemple, ou les vitraux lumineux et peints qui concluent le parcours). Mais c’est le problème du Palais de Tokyo, qui a déjà piégé tant d’artistes ou de commissaires : les espaces sont tellement grands qu’il faut absolument meubler, quitte à montrer des choses superflues ou à perdre le fil du sujet !
A noter, au sein de cette saison d’été de l’établissement, une autre très belle exposition : celle de la jeune artiste sud-africaine Bronwin Katz, qui a été résidente à Paris du Sam Art Projects et qui, à cette occasion, s’est beaucoup promenée dans la ville, en particulier dans les quartiers défavorisés. Elle en a conclu qu’à Paris, beaucoup de barrières existaient, mais des barrières insidieuses, car la plupart du temps imperceptibles. Et elle en a tiré toute une série d’œuvres, qui relèvent d’un langage minimal et abstrait, mais qui redonnent une dignité et une valeur à des rebuts, à des objets déclassés comme les gens. Ainsi, elle a habillé d’un fil de laine des sommiers de lit éclatés, revendiquant, par l’engagement physique que ce geste implique, une présence dans un environnement où ces laissés-pour compte devraient rester invisibles.
A noter aussi que Laure Prouvost, la représentante de la France à la prochaine Biennale de Venise, y a aussi sa première exposition dans une institution parisienne (Ring, Sing and Drink for Trespassing). Mais il faudra que l’artiste, qui vit d’ailleurs en Angleterre où elle a remporté le célèbre Turner Prize, fasse preuve de plus d’imagination, d’originalité et de rigueur si elle veut que le drapeau tricolore ait des chances de remporter un Lion d’Or, l’an prochain, sur la lagune…
-Saison d’expositions Enfance, jusqu’au 9 septembre au Palais de Tokyo, 13 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.palaisdetokyo.com)
Images : 1, 2 et 3, Vues de l’exposition « Encore un jour banane pour le poisson-rêve », Palais de Tokyo (22.06 – 09.09.2018) Photos : Aurélien Mole. Ugo Rondinone, Vocabulary of Solitude, 2014-2016 40 sculptures. Mousse Polystyrène, résine époxy, tissu, Dimensions variables, Courtesy de l’artiste et Galerie Eva Presenhuber (Zurich), Gladstone Gallery (New York – Bruxelles), Sadie Coles HQ (Londres), kamel mennour (Paris – Londres), Esther Schipper (Berlin) (1) ; Petrit Halilaj, Abetare (Wallpaper), 2015 Papier peint, scans des pages de l’abécédaire ABETARE répétées sur les murs. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste, kamel mennour (Paris – London) et Chert Lüdde (Berlin) (2) ; Amabouz Taturo, A Doll’s House, 2018, Installation, matériaux divers. Dimensions variables. Courtesy de l’artiste(3) ; Bronwyn Katz, Spookasem (2017); Salvaged bed springs and wool, 195 x 165 cm (2)
Une Réponse pour Une saison en enfance
Ah, merci. Sortant du musée voisin (Zao Wouki), je suis passée devant cette grande maison de poupées qui occupe l’entrée du Palais de Tokyo m’interrogeant… Une file d’attente modeste avec des enfants accompagnés, m’avait laissée perplexe, était-ce une exposition pour enfants ? Et voici dans vos chroniques estivales, la réponse (texte et photos).
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