Venise 1: la Biennale de tous les savoirs
Lors de la précédente Biennale de Venise, on a beaucoup reproché à Bice Curiger, la rédactrice en chef de l’excellente revue suisse Parkett, qui était commissaire de la grande exposition qui se tenait à l’Arsenale et aux Giardini, de n’avoir affiché qu’une liste d’artistes dans l’air du temps, autour d’un concept vague « d’Illuminations » (un des thèmes centraux, en fait, en était la lumière, à l’image de La Cène du Tintoret qu’elle avait placé au centre de l’exposition, mais il est vrai que bien peu d’artistes avaient joué le jeu). Ce n’est certes pas un reproche qu’on pourra faire au commissaire de l’actuelle Biennale, Massimiliano Gioni, qui est le codirecteur du New Museum de New York. Au contraire, avec son exposition baptisée Le Palais encyclopédique, il privilégie le contenu et parvient à s’y tenir sur la quasi-totalité du parcours, ce qui n’est pas un mince exploit quand on sait l’ampleur des bâtiments qui lui sont dédiés. Au risque toutefois d’être un peu dogmatique et de ne pas faire la part assez belle aux artistes vivants.
Mais reprenons au début : le projet de Massimiliano Gioni se base sur celui de Marino Auriti, un artiste italo-américain qui, dans les années 50, voulait édifier un musée utopique pour accueillir toutes les connaissances et les découvertes de l’homme, depuis la roue jusqu’au satellite. Pendant des années, dans son garage en Pennsylvanie, il construisit une maquette d’un building de 136 étages, qui devait faire 700 mètres de haut et occuper 16 blocks à Washington. Ce building ne vit bien sûr jamais le jour, mais le rêve d’un savoir universel, d’une sorte de tour de Babel borgésienne, dont il était porteur continua son chemin, aussi bien chez les artistes que chez les scientifiques ou les philosophes. Et c’est ce rêve qui fait la matrice de l’exposition de M. Gioni, un rêve par nature inaccessible, mais qu’il veut maintenir à l’état d’utopie et qui a l’intérêt de déborder largement le champ de l’art pour ouvrir sur bien d’autres secteurs du savoir et de la connaissance.
L’exposition s’ouvre donc à l’Arsenale sur l’impressionnante maquette réalisée par Auriti pour son « Palais encyclopédique ». Et elle se poursuit par une longue liste d’artistes (environ 150) qui présentent leurs conceptions du monde, leurs projections dans le passé et le futur, l’état de leurs recherches. Dans cette optique, sont privilégiés ceux qui explorent, archivent, collectionnent ; ceux qui ont une œuvre rhizomatique ou faites de documents ; ceux enfin qui interrogent la mémoire, la nature, l’invisible ou le corps humain. A mi-chemin, à l’entrée du Pavillon central des Giardini, est présenté un document exceptionnel : le « Livre rouge », un manuscrit sur lequel le grand psychiatre et psychanalyste suisse Carl Gustav Jung travailla pendant de longues années et qui est un catalogue de ses propres rêves et fantasmes. Dans l’Arsenale, exposition dans l’exposition, une partie est laissée à Cyndy Sherman qui, sous la forme de poupées, de masques ou de sculptures, montrent les différentes formes sous lesquelles la femme a souvent été représentée.
Avouons-le : Massimiliano Gioni a réussi son pari. D’un bout à l’autre, il s’en tient à son propos, garde le cap et fait toujours en sorte que le projet initial reste à l’esprit du spectateur. Sans le dire vraiment, la démonstration est regroupée en sections qui illustrent soit le lien à la matière et à la nature, soit le lien aux croyances et aux religions, soit le rapport au monde du spectacle et à la connaissance à l’ère digitale. Et elle permet de faire de magnifiques rencontrent ou découvertes : citons par exemple la superbe performance de Tino Sehgal (basée sur le rythme et la manière dont le son émis par une personne peut agir sur une autre), à laquelle le jury a justement décerné le Lion d’Or du meilleur artiste, l’incroyable salle dédiée aux sculptures en terre de Fischli et Weiss (Plötzlich diese Übersicht) qui sont un raccourci saisissant de l’humanité, les peintures rayonnantes de Lynette Yiadom-Boakye (de blacks sur fond noir, traités dans la grande tradition du portrait) ou celles d’Ellen Altfest, petites natures mortes ou nus masculin d’une insondable intensité.
Mais elle a aussi ses limites, car elle demande au visiteur une disponibilité et une patience qui ne sont pas toujours compatibles avec l’effort que représente la visite (même répartie sur deux jours) d’une exposition de cette ampleur. De plus, à force d’aller explorer des territoires multiples, elle se noie parfois dans un trop plein ou un hors-champ qui suscitent l’agacement. Fallait-il vraiment exposer toutes les planches du livre que Robert Crumb a consacré à la Genèse et qui recouvrent l’ensemble d’une salle ? Fallait-il montrer autant d’artistes issus de l’Art brut, dont la démarche est souvent identique ? Les dessins chamaniques ou drapeaux vaudous, qui relèvent plus du rituel que de l’art étaient-ils vraiment indispensables ? Autant de coquetteries de « curateur » qui nuisent un peu à la fluidité et à la lisibilité du propos. On comprend que le jury, soucieux de récompenser une œuvre représentative du concept de l’exposition, mais en même temps d’un abord pas trop difficile, ait choisi d’attribuer le Lion d’argent à Camille Henrot, pour Grosse Fatigue, une vidéo efficace qui raconte l’origine du monde à l’aide de fenêtres internet qui s’ouvrent sur le rythme haletant de la musique de Joakim.
Malgré ces réserves, cette Biennale est passionnante et mérite largement qu’on lui consacre du temps. Très prochainement, je vous parlerai des Pavillons nationaux des Giardini et d’autres manifestations vénitiennes. A suivre, comme on dit dans les feuilletons…
–Il Palazzo Enciclopedico, Venise, Arsenale – Giardini, jusqu’au 24 novembre (www.labiennale.org)
-Images : Marino Auriti, Encyclopedic Palace of the World, ca. 1950s, 55th International Art Exhibition, Il Palazzo Enciclopedico, la Biennale di Venezia, Photo By Francesco Galli, Courtesy la Biennale di Venezia; Peter Fischli and David Weiss, Plötzlich diese Übersicht, 1981- , Unfired clay, approx. 180 sculptures, 55th International Art Exhibition, Il Palazzo Enciclopedico, la Biennale di Venezia, Photo By Francesco Galli, Courtesy la Biennale di Venezia; Lynette Yiadom-Boakye, Switcher, 2013, Oil on canvas, 150 x 140 cm
Courtesy: Collection Fondazione Sandretto Re Rebaudengo, Torino; Corvi-Mora, London and Jack Shainman, New York, Photography: Marcus Leith, London © Lynette Yiadom-Boakye
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