Venise 2: démêler et réactiver
Dans mon précédent billet, je vous ai parlé de l’exposition centrale de la Biennale de Venise, Le Palais encyclopédique (https://larepubliquedelart.com/venise-1-la-biennale-de-tous-les-savoirs/). Aujourd’hui, je souhaiterais vous dire un mot des pavillons nationaux des Giardini. Le Lion d’Or a été attribué au Pavillon de l’Angola, que je n’ai pas pu voir, car il était fermé lorsque je m’y suis rendu. La rumeur dit que ce Lion d’Or a avant tout été attribué pour des raisons diplomatiques. Elle dit aussi que le favori était en fait le Pavillon français d’Anri Sala. Il est vrai que son installation vidéo, Ravel Ravel Unravel, est une pure merveille. Elle est constituée en fait de trois vidéos. Dans la première, on voit surtout le visage d’une femme DJ, Chloé, occupée à mixer. Dans la deuxième, qui occupe la pièce principale, on voit simultanément deux captations du Concerto pour la main gauche de Maurice Ravel par deux pianistes différents (Louis Lortie et Jean-Efflam Bavouzet). La caméra ne filme que la main qui joue de chaque pianiste et l’espèce de chorégraphie qu’elle exécute (le concerto n’étant écrit que pour une main, il exige d’autant plus de virtuosité de celle-ci). On sent les légères différences de tempi, on voit ce qui diffère d’un jeu à l’autre, mais paradoxalement, ce qui fascine, c’est ce qui se passe entre les deux, dans cet interstice qui pourrait virer à la cacophonie, mais qui ne le fait jamais. Dans la troisième vidéo, on retrouve la DJ qui mixe et cherche à ne faire qu’une des deux versions du concerto.
Le travail d’Anri Sala, qui est souvent basé sur la musique (on se souvient de la grande installation qu’il avait montrée, l’an passé, à Beaubourg, autour d’une symphonie de Tchaikovski), fait preuve d’une incroyable subtilité. Il joue sur la ressemblance et la différence, sur la manière dont la musique interagit sur l’espace et sur le sens : outre qu’il est le nom du compositeur du Boléro, « ravel », en anglais, signifie « emmêler » et « unravel » son contraire, c’est-à-dire « démêler ». Et c’est bien cela qui à l’œuvre dans l’installation : la vidéo centrale, Ravel Ravel, emmêle, tandis que les deux autres, Unravel, démêlent. Quand on sait, qui plus est, que le Concerto pour la main gauche a été écrit pour Paul Wittgenstein, un pianiste qui avait perdu sa main droite lors de la Première guerre mondiale, et que cette année, en raison du 50e anniversaire de l’amitié franco-allemande, les Français et les Allemands ont décidé d’échanger leurs pavillons, on mesure d’autant mieux les résonnances que peut prendre, à de nombreux niveaux, cette œuvre si riche et si sensible.
Parmi les autres pavillons des Giardini, on pourrait citer le Pavillon belge de Berlinde de Bruyckere qui a remporté un très grand succès (une immense forme organique, plongée dans l’obscurité, qui semble respirer lorsqu’on s’en approche). Ou le Pavillon hollandais de Mark Manders (une remarquable série de sculptures autour de la tension, de la proportion et des matériaux bruts). Mais il en est un qui, sans payer de mine, est plus malin qu’il ne semble : celui de la Suisse représentée par Valentin Carron. Valentin Carron, qui avait eu une importante exposition personnelle, en 2010, au Palais de Tokyo, joue sur des formes ou des œuvres déjà existantes, qu’il transfère dans un contexte différent et réalise à l’aide de nouveaux matériaux que les originaux, de manière à ce que le spectateur les voit sous un œil neuf. Pour Venise, il a réalisé un immense serpent (plus de 80m) en fer forgé qui accueille les visiteurs au seuil du Pavillon et les guide en leur donnant le sens de l’exposition. Ce serpent est la réappropriation d’une grille couvrant un immeuble de Zurich datant du début du XXe siècle (donc du modernisme) et qui abrite un poste de police. Avec ce glissement subtil sur les formes, Valentin Carron pose la question de l’autorité de l’exposition dans un pavillon national… et y répond avec beaucoup d’humour, puisque la dernière pièce exposée est un vélomoteur, le « Ciao n°6 » de la marque Piaggio, qui semble prêt à prendre le large. Avec ironie et brio, l’artiste déjoue donc les pièges de l’art officiel et fait l’éloge de l’insolence et de la liberté.
Enfin, je voudrais vous parler d’une exposition qui n’entre pas à proprement parler dans le cadre de la Biennale, mais qui, comme de nombreuses autres, se tient en même temps. Il s’agit, à la Fondation Prada, de la réactivation de la célèbre exposition organisée en 1969 par Harald Szeemann à la Kunsthalle de Bern, « Live in Your Head : When Attitudes Become Form ». Cette exposition, il faut le rappeler, venait immédiatement après soixante-huit et était sans doute la première à montrer des œuvres de toutes techniques et de tous matériaux dans l’idée que « tout est art ». Elle réunissait des artistes issus de l’Art conceptuel, du Minimalisme, de l’Arte Povera, du Land Art (Beuys, Carl André, Mario Merz, Richard Long, Dennis Oppenheim, entre autres) dans une sorte de dialogue permanent entre le commissaire, les artistes et le public et a servi de modèle, depuis, à de nombreuses autres expositions. En fait, elle est même devenue une légende qui a imposé sur la scène internationale toute une génération de créateurs.
Fallait-il donc la réactiver aujourd’hui, quand on sait que certaines œuvres n’existent plus ou qu’elles n’ont plus la même portée qu’à l’époque ? Et surtout dans un palais vénitien du XVIIIe siècle, le « Ca’ Corner della Regina », qui n’a rien à voir avec l’architecture austère et froide de la Kunsthalle de Bern ? Germano Celant, qu’on a chargé de cette exhumation, avec l’aide du plasticien Thomas Demand et de l’architecte Rem Koolhaas, a relevé le défi. Et ils ont même cherché à recréer à l’intérieur du Ca’ Corner l’espace original de la Kunsthalle, en marquant au sol les pièces manquantes et en les remplaçant par une photo. Le résultat est insolite, entre cours d’histoire de l’art et promenade à travers les fantômes. Les auteurs de l’exposition se défendent de tout exercice nostalgique, mais je ne suis pas sûr que les jeunes visiteurs y voient autre chose qu’une larme versée sur un passé glorieux, les décombres d’une époque déjà révolue.
-Biennale de Venise, jusqu’au 24 novembre (www.labiennale.org)
–When Attitudes Become Form, Ca’ Corner della Regina, Calle de Ca’ Corner, Santa Croce 2215, 30135 Venise (www.fondazioneprada.org)
Images : Anri Sala, Ravel Ravel Unravel; Valentin Carron. Photos by Italo Rondinella. Courtesy by la Biennale di Venezia. 55th International Art Exhibition, Il Palazzo Enciclopedico, la Biennale di Venezia.
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