de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Amy Sherald, Nathanaëlle Herbelin: le portrait et l’intime

Amy Sherald, Nathanaëlle Herbelin: le portrait et l’intime

Célèbre aux Etats-Unis puisqu’elle a peint le portrait officiel de Michele Obama, qui est exposé à la National Gallery de Washington, Amy Sherald n’avait jamais été montrée en Europe. C’est désormais chose faite avec l’exposition qui s’est tenue chez Hauser & Wirth à Londres et dont la majeure partie est actuellement présentée dans l’espace monégasque de la galerie. L’événement est d’importance, car l’artiste fait partie des meilleurs portraitistes de la communauté afro-américaine, que l’on voit beaucoup en ce moment dans le milieu de l’art (et ce n’est que justice), mais à qui cette appartenance ne donne pas forcément du talent.

Amy Sherald, en effet, est noire et elle ne peint que des personnes de couleur, entendant ainsi redonner de la visibilité et de la dignité à une communauté qui en a trop souvent été privée. Mais elle veut aussi se confronter à la tradition et aux canons de l’art occidental, comme le fait aussi, et dans le même but, la grande Lynette Yadom-Boakie. Et surtout dans le cadre de cette exposition : « monter ces tableaux en Europe est une opportunité pour moi de réfléchir à la façon dont la tradition du portrait trouve sa continuité en tant que l’une des origines prégnantes de mon œuvre », précise-t-elle. Ainsi, il n’y a que peu d’œuvres accrochées aux cimaises de la galerie monégasque (moins de dix), mais chacune, en général de très grand format, est un exemple de l’intelligence et de la pertinence du travail de l’artiste.

La plus impressionnante est sans doute For love, and for country (2022), qui reprend la photographie célébrissime d’Alfred Eisenstaedt, V-J Day in Time Square (1945), montrant un officier de la US Navy embrassant une femme sur la place new-yorkaise après la défaite du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans sa version, Amy Sherald remplace le couple hétérosexuel blanc par un couple d’hommes noirs habillés en marins, rappelant ainsi la discrimination des personnes non-hétérosexuelles dans l’histoire récente de l’armée américaine. Cette incroyable peinture aux couleurs très contrastées (le jaune du pantalon du personnage incliné, le rouge de son petit foulard) est bien sûr un hommage aux droits des personnes LGBTQIA+, mais c’est aussi une manière de s’emparer de la culture dominante américaine, de la renverser littéralement dans un volte-face qui remet à jour les valeurs et les hiérarchies de cette société.

D’autres tableaux participent de cette subversion, comme la grand diptyque Deliverance, inspiré de la culture « biker » à Baltimore, où Amy Sherald a vécu, et qui montre deux jeunes hommes chevauchant chacun une moto, l’une jaune, l’autre rouge (encore le goût de l’artiste pour les couleurs primaires), dans une posture ascendante et triomphale. Là c’est bien sûr un renvoi au rapport si populaire de l’homme à la machine et à la masculinité qui est mis en avant, mais aussi à l’art du portait équestre occidental, en général réservé aux grands de ce monde. Et un autre encore, A God Blessed Land (Empire of Dirt), 2022, qui montre un homme sur son tracteur, est une référence cette fois à la peinture agricole du XIXe siècle qui a tellement contribué à renforcer l’idée d’une identité américaine, alors qu’aujourd’hui, les outils traditionnels ont souvent fait place à de nouvelles technologies.
Mais là où le travail d’Amy Sherald est vraiment puissant, c’est qu’il ne cherche pas seulement à inverser les codes de la culture américaine ou à s’emparer de sujets de société. Il tend à une certaine forme d’intemporalité, en se concentrant sur l’expressivité des sujets représentés. C’est ainsi que ces derniers sont peints sur des fonds uniformes, souvent bleus, qui les décontextualisent et les isolent, en mettant en avant leur individualité de manière un peu pop. C’est ainsi aussi que, malgré le gigantisme des formats, ils gardent une fragilité, une intimité qui les rendent accessibles et touchants. C’est ainsi enfin que la couleur de leur peau est toujours peinte non pas en noir, mais dans une certaine tonalité de gris, une sorte de couleur indéfinissable qui défie directement l’appréhension de l’identité afro-américaine. C’est du grand art, fort, percutant et qui ne verse jamais dans le simplisme ou la facilité.

Le portait et l’intimité sont aussi au cœur du travail de Nathanaëlle Herbelin, cette artiste dont il a plusieurs fois été question dans ces colonnes (cf Douceur trompeuse – La République de l’Art (larepubliquedelart.com), bien qu’ils s’incarnent dans de plus petits formats . Pourtant, il n’en a pas toujours été de même. Au début, Nathanaëlle Herbelin peignait surtout des paysages qui témoignaient de sa double nationalité, française et israëlienne, et des menaces qui pouvaient peser sur eux, ou des lieux familiers où la figure humaine était absente. Puis celle-ci a fait son apparition et elle a pris de plus en plus d’importance, avec les animaux, au point qu’il lui arrive de peindre plusieurs portraits par semaine, d’attacher beaucoup moins d’importance au contexte dans lequel le modèle se trouve et de ne plus travailler à partir de photographies, mais sur le vif, pour être au plus proche de l’expression et de l’authenticité de ce dernier. D’ailleurs, du modèle habillé, elle est passée au nu qui lui semble encore plus révélateur et proche de la vérité de l’individu.

La monographie qui parait ces jours-ci, coédité par sa galerie, Jousse Entreprise, et les éditions Dilecta, retrace l’intégralité de sa courte carrière (elle est née en 1989). On y voit l’évolution de ces scènes du quotidien qu’elle affectionne et qu’elle retranscrit avec douceur, sans ironie et dans une gamme de couleurs un peu sourde et mélancolique, qui ne cherche jamais l’effet pour l’effet ou la démonstration du savoir-faire. Elle est agrémentée de plusieurs textes, de Emanuele Coccia, de Henry-Claude Cousseau, de Loïc Le Gall, d’Anaël Pigeat et d’un entretien avec Guslagie Malanda. Dans le texte d’Emanuele Coccia, intitulé Encore une fois et encore d’innombrables fois, on peut lire ceci : « La peinture de Nathanaëlle Herbelin est à la fois un renversement et une radicalisation de l’idée d’éternel retour : elle est ce qui résulte de la volonté de vivre non seulement les instants, mais aussi les lieux que nous avons vécus « encore une fois et encore d’innombrables fois ». (…) La peinture alors est cet « éternel sablier de l’existence sans cesse renversé » qui permet à toute la lumière du monde de revenir sans cesse habiter notre existence. »

-Amy Sherald, The World We Make, jusqu’au 15 avril à la galerie Hauser & Wirth Monaco, Place du Casino 98000 Monaco (www.hauserwirth.com)

-Nathanaelle Herbelin, Éditions Dilecta, 128 pages, Prix : 28 € Publié avec le soutien de la galerie Jousse Entreprise et des Ailes de Caïus 

Images: Amy Sherald, For love, and for country, 2022, Oil on linen, 312.4 x 236.2 cm / 123 × 93 in © Amy Sherald, Courtesy the artist and Hauser & Wirth Photo: Joseph Hyde; Deliverance, 2022, Oil on linen, Overall: 275.4 x 631.1 x 6.4 cm / 108 3/8 x 248 1/2 x 2 1/2 in © Amy Sherald Courtesy the artist and Hauser & Wirth Photo: Alex Delfanne; Nathanaelle Herbelin, Shemesh, 2019, 19 x 16 cm, huile sur bois;

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