de Patrick Scemama

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La République de l'Art

Braque dans l’ombre de Picasso

« Picasso a-t-il été le malheur de Braque ? », se demande Brigitte Leal, la commissaire de l’exposition Braque qui vient de s’ouvrir au Grand Palais, dans le catalogue qui l’accompagne et dont elle a la responsabilité. Et pour y répondre, elle cite ceux qui ont été les thuriféraires du maître catalan et qui ont relégué Braque à la seconde place : Apollinaire, d’abord, qui, en le qualifiant de « noble, mesuré, ordonné, cultivé », l’inscrivait dans « l’image négative d’un artiste figé dans l’ordre cartésien et post-poussinesque d’une certaine tradition française » et Gertrude Stein qui, dans son Autobiographie d’Alice B. Toklas, prétendait que « le cubisme était une conception purement espagnole » et que « le seul vrai cubisme était celui de Picasso et de Juan Gris ». Picasso-Braque : deux artistes majeurs du XXe siècle, qui ont révolutionné ensemble l’art de leur temps, mais que tout différenciait, au physique comme au moral : autant le premier était compact et puissant, autant le second était long et mince ; autant le premier était impulsif et démonstratif, autant le second était réservé et réfléchi. C’est pour prouver que l’œuvre de Braque existe par elle-même, qu’elle n’a pas besoin de cet éternel compagnonnage, qu’a été montée cette exposition au Grand Palais, la première grande rétrospective depuis celle organisée par l’Orangerie des Tuileries en 1973. Mais y parvient-elle vraiment ?

La première partie de la carrière de Braque est bien sûr intimement liée à celle de Picasso, car après des débuts « fauves » (impressionné par Matisse et Derain, il peint les paysages de l’Estaque ou de La Ciotat dans les traces de Cézanne), il rencontre le peintre espagnol dès 1907, au Bateau-Lavoir où l’a emmené Apollinaire. Picasso lui montre alors Les Demoiselles d’Avignon, qu’il est en train de terminer, et d’après Kahnweiler, qui fut leur marchand commun et que l’on voit, dans l’exposition, dans un très émouvant document venant de l’INA, Braque n’aime pas la toile. Mais l’idée fait son chemin et les deux hommes se lient d’amitié. Habitant tous les deux Montmartre, ils se voient tous les jours, vont ensemble à des expositions, mais surtout échangent, établissant comme une « cordée en montagne » dira joliment Braque. Et de cet échange va naître le cubisme, cette aventure artistique qui est une des plus importantes du XXe siècle. D’abord le cubisme analytique, le plus radical, qui est la méthode qui permet, d’après Kahnweiler encore, de « figurer la corporéité des choses et leur position dans l’espace, au lieu d’en donner l’illusion par des moyens trompeurs », mais qui risque de basculer dans l’abstraction. Puis le cubisme synthétique, qui va réintroduire la couleur (par peur de l’anecdote, le cubisme analytique l’avait réduite à un camaïeu de gris et de beige), et surtout des éléments typographiques (chiffres et lettres), venus de la technique des papiers collés qui a recours à des éléments de la réalité et qui, par la liberté et la simplicité formelles qu’elle permet, va rendre les toiles plus lisibles.

Lequel des deux est vraiment l’inventeur du cubisme ? Les historiens d’art se posent encore la question et s’il est fréquemment admis que Braque créa le premier « papier collé », Picasso, pour qui la découverte de « l’art nègre » avait été déterminante, en revendiqua la paternité des années plus tard. Mais le problème reste secondaire. Plus important est de constater que les deux hommes y travaillèrent ensemble, qu’ils le firent évoluer, chacun à sa manière. Plus important aussi est de voir comment certains thèmes comme les instruments de musique – et en particulier la mandoline – se retrouvèrent chez l’un et chez l’autre à des fins différentes.  Et plus important enfin est de voir ce qui sépara les deux hommes et comment ils évoluèrent. Car la Première Guerre mit un terme provisoire à l’aventure. Braque fut mobilisé et gravement blessé. Pendant plus d’un an, il ne put plus travailler. Et lorsqu’il revint à la peinture, ce fut pour présenter des natures mortes ou des « guéridons » qui combinent  les effets du cubisme synthétique à un intérêt nouveau pour l’espace qu’il développe autour de la table où sont disposés les objets : « Seuls les rapports, je détache bien ce mot, me touchent », déclare Braque. « La peinture vivante ne s’établit qu’en fonction d’eux… Ce sont les rapports des objets entre eux qui nous donnent parfois le sentiment de l’infini en peinture » (André Verdet, Entretiens, notes et écrits sur la peinture : Braque, Léger, Matisse, Picasso, Editions Galilée, 1978).

(Photo supprimée)

On peut penser dès lors que le lien avec Picasso est irrémédiablement rompu, car si Braque reste fidèle, tout en l’adaptant, à l’aventure cubiste, Picasso, lui, semble y avoir mis fin, son côté touche à tout l’a mené vers d’autres rives, le « retour à l’ordre » qui règne en France dans ces années-là lui a fait prendre le chemin du néoclassicisme. Pourtant, lorsque Braque expose au Salon d’automne de 1922 les Canéphores, cette série de grandes figures nues à l’antique, comment ne pas songer qu’il répond aux Baigneuses de Picasso, ces femmes colosses aux mains et aux cuisses énormes ? Et bien des années plus tard, pendant l’Occupation que le Français passe à Varengeville-sur-mer, où il peint des œuvres sombres et douloureuses (têtes de mort avec crucifix ou poissons noirs christiques qui sont des images du malheur de la guerre), comment ne pas songer qu’il fait écho, même inconsciemment, aux austères vanités ou natures mortes que l’Espagnol accouche dans la solitude de son atelier de la rue des Grands Augustins ? Durant toutes leurs existences, les deux hommes auront suivi des chemins parallèles, qui se seront souvent croisés (on pense aussi à leur goût commun pour la mythologie) et que seule la fin de carrière aura vraiment séparée : alors que Picasso retrouvait une énergie créatrice qui donnait une nouvelle impulsion à son travail (cf l’exposition que le Grimaldi Forum de Monaco lui a consacré cet été, http://larepubliquedelart.com/quoi-de-neuf-picasso/), Braque s’abandonnait à des paysages tout en longueur peints au contact même de la nature et où la composition s’efface au profit de la matière pure.

Pourquoi alors n’aura-t-il jamais connu la même gloire que son illustre confrère ? Pourquoi sera-t-il resté toujours un peu dans l’ombre, même si Jean Paulhan lui consacra un livre intitulé Braque le Patron et même si Nicolas de Staël le désigna comme « le plus grand peintre vivant de ce monde » ? Peut-être parce que son œuvre n’a pas les mêmes fulgurances que celle de Picasso. Peut-être parce qu’il lui semblait trop primaire de faire d’un simple guidon et d’une simple selle de vélo une sculpture  immédiatement reconnaissable (Tête de taureau, 1942). Peut-être parce qu’il n’avait pas  la même vitalité, le même appétit de vivre, la même puissance sexuelle. Le travail de Braque, profond, sérieux, sans esbroufe, s’inscrit dans la durée, la culture, la tradition. Il est  le contraire même d’un art qui se donne immédiatement et s’oublie aussitôt. Au risque quelquefois de paraître un peu monochrome, répétitif, pour ne pas dire ennuyeux. Mais c’est surtout vrai dans les dernières années, lorsqu’après avoir peint le plafond de la salle Henri II du Louvre, il se lance dans la série des Oiseaux qui, d’abord traités de manière figurative, tendent de plus en plus vers l’épure et l’abstraction. Il est vrai qu’à la même époque, aux Etats-Unis, triomphe une autre abstraction, celle de Barnett Newman ou de Mark Rothko, plus entière et moins décorative.

-Georges Braque, jusqu’au 6 janvier 2014 au Grand Palais, entrée Champs-Elysées, 75008 Paris (www.grandpalais.fr)

Catalogue réalisé sous la direction de Brigitte Leal, 344 pages, 45€

-Images :

Georges Braque, Le Port   hiver-printemps1909 huile sur toile ; 40,6 x 48,2 cmWashington, National Gallery of Art, gift of Victoria Nebecker Coberly   in memory of her son, John W. Mudd © National Gallery of art, Washington © Adagp, Paris 2013; L’Oiseau noir et   l’oiseau blanc 1960, huile sur toile ; 134 x 167,5   collection particulière © Leiris SAS Paris ©   Adagp, Paris 2013

 

 

 

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8

commentaires

8 Réponses pour Braque dans l’ombre de Picasso

desmont dit :

J’aime et Braque et Picasso. Parmi les amis de Braque il ne faut pas oublier Giacometti. Parmi les peintres exigeants, amateurs d’une peinture qui vaut par elle-même, nombreux sont ceux qui préfèrent Braque à Picasso. Le caractère et les sources d’inspiration ne sont pas seuls en jeu. Comptent aussi la constance, la mesure, la profondeur, la sensibilité. Picasso fait preuve d’une grande sensibilité et d’humanité dans de nombreux tableaux. La plupart des tableaux de Braque offrent, dégagent une part d’humanité. Il y a presque toujours chez Braque cette sincérité et cette profondeur alliée, combinée, à des qualités de forme et de couleur. Il y a toujours chez Picasso cette inventivité, cette fulgurance alliée à d’incontestables moyens plastiques. Picasso est un créateur exceptionnel, stupéfiant,et parfois formidable au plan pictural. Braque est plus vrai, plus profond… plus peintre que Picasso. Comment expliquer sinon l’engouement que cette exposition à suscité. Braque n’a pas l’aura de Picasso, mais sa peinture est la substance et l’unité de la peinture. Pour abstraite, absolument non figurative qu’elle soit, la peinture de Rothko est décorative et en réalité sans épaisseur pour peu qu’on le place face à Braque. Peut-être ne savez-vous pas qu’il y existe un marché de l’Art qui a sanctifié les expressionnistes abstraits et combattu férocement l’Ecole de Paris dans les années 50. Je ne veux pas dire par là que les expressionnistes abstraits sont inexistants, mais je suis persuadé que contrairement à de nombreux passionnés de peinture vous avez mal compris, mal vu, mal mesuré la qualité et la singularité du travail de Braque, vous ne l’aimez pas vraiment spécialement en tout cas. Prenez bien en compte l’avis d’artistes de premier plan comme Staël et Giacometti. Quels autres avis que les leurs ?
Desmont

desmont dit :

Je viens de retrouver ce commentaire, mon commentaire. A la relecture, presque deux ans après, j’aimerais y porter quelques corrections. j’avais écrit cela d’un jet et, bien sûr, ce n’est pas tout à fait au point.
Le problème, le thème plutôt, m’intéresse tout particulièrement. Tant pis si cette seconde déclaration, ce petit ajout, est noyé dans le flot des commentaires du net. C’est quelque chose que je continuerai de remâcher et qui sera tôt ou tard intégré dans mon blog: http://www.sur-la-peinture.com
Voilà ce que je veux ajouter ou préciser.
Tout d’abord et d’une manière générale, mon commentaire de décembre 2014 méritait ou plus exactement nécessitait d’être nuancé. Ensuite,Patrick Scemama est de toute évidence cultivé et son texte est remarquablement écrit, mais ses propos sont convenus. convenus car ils correspondent exactement à ce que les spécialistes écrivent sur Braque depuis des années maintenant. Il est, par exemple, extrêmement difficile de rester prudent, circonspect, quand on lit que Braque est « ennuyeux ». Il fallait, il faut, écrire Braque m’ennuie, moi Patrick Scemama, car Braque est le miel des passionnés de peinture et reste une référence pour les peintres avérés. C’est vrai qu’il faut aimer et, dans toute la mesure du possible, comprendre la peinture pour aimer Braque. Ce n’est pas une œuvre facile. Le problème est le suivant: on est censé être un spécialiste et, après avoir vu cette expo qui présente la peinture de Braque dans sa plénitude, on écrit que ce formidable peintre est non seulement ennuyeux, mais « décoratif ». En réalité c’est incroyable d’écrire ça. Et, malgré le recul, tout bien pesé, il est difficile de rester cool.

Patrick Scemama dit :

Je tiens tout de même à préciser que c’est la dernière période de Braque, celle des « Oiseaux » que je trouvais un peu ennuyeuse et décorative. Pas l’oeuvre dans son ensemble, bien au contraire.

Desmont dit :

Merci d’avoir répondu à mon deuxième commentaire, d’autant qu’il est excessif et, je ne vois pas d’expression plus exacte, qu’il part en couilles sur les deux dernières phrases. C’est vrai qu’il est difficile pour moi d’écrire un commentaire en un seul jet, sans y revenir, sans recul. C’est vrai aussi que j’ai ce sentiment exaspérant que Braque est considéré par la critique actuelle comme un vague collaborateur de Picasso. J’adore Picasso et J’exagère un peu, mais j’ai cherché en vain à la suite de cette magnifique exposition des commentaires enthousiasmes sur le travail de Braque. L’avis de Staël qui considérait Braque comme « le plus grand peintre du monde », en tout cas du moment, garde une actualité. Tous les peintres avérés que je connais, que j’ai connu, ont la plus grande admiration pour Braque. Personnellement j’aime beaucoup la dernière période de Braque, comme j’aime le vieux Picasso, mais merci pour votre précision et pour votre pondération.

Emmanuel D. dit :

Bonjour,
je voudrais revenir sur un passage de votre article, qui ne me semble pas très exact.
Le voici : « Et bien des années plus tard, pendant l’Occupation que le Français passe à Varengeville-sur-mer, où il peint des œuvres sombres et douloureuses (têtes de mort avec crucifix ou poissons noirs christiques qui sont des images du malheur de la guerre), comment ne pas songer qu’il fait écho, même inconsciemment, aux austères vanités ou natures mortes que l’Espagnol accouche dans la solitude de son atelier de la rue des Grands Augustins ? »
Je ne sais pas ce qui vous fait penser cela, mais vous semblez oublier que les « vanités » de Braque commencent dès avant la guerre et donc l’Occupation. En effet, le tableau « Balustre et crâne » date de 1938. La série des vanités de Picasso commence, d’après mes connaissances, plutôt en 1943. Ne serait-ce pas plutôt Picasso qui se confronte à Braque, comme il l’avait fait dans ses paysages et natures mortes au tout début du cubisme proprement dit, c’est-à-dire après les « Demoiselles d’Avignon », qui n’est en rien un paysage ni une nature morte ? Vous semblez nier la paternité de Braque quant au cubisme, ne lui laissant que celle des « papiers collés ». C’est méconnaitre nombre d’écrits d’histoire de l’art.
Quant aux baigneuses de l’un et de l’autre dans les années 20, le style n’a évidemment rien à voir, Picasso suivant la voie d’un classicisme du « retour à l’ordre » alors que Braque semblait totalement se renouveler, par le trait, et le mouvement large de la peinture. Braque y annonçait d’ailleurs tout son travail sur la « Théogonie » d’Hésiode.
Certes, Picasso a une aura exceptionnelle auprès du grand public et des amateurs, mais Braque est toujours considéré comme l’un des plus grands parmi les plus grands, et plus particulièrement auprès des artistes (je me souviens des propos de Giacometti, de Staël, d’Ellsworth Kelly même…).

Patrick Scemama dit :

Bonjour, je ne sais pas si c’est Braque qui, pendant la Guerre, répond à Picasso, ou le contraire, mais ce qui est sûr, c’est que l’esprit du temps les réunit dans une même humeur sombre et mélancolique. Je ne crois pas avoir non plus limité la part de Braque dans le cubisme aux « papiers collés ». Je dis que c’est Picasso plus tard qui en revendiqua la paternité. Bien cordialement

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