Cristof Yvoré ou la solitude en peinture
« Nul n’est prophète en son pays » : le proverbe est bien connu et il pourrait passer pour un lieu commun s’il ne se vérifiait tous les jours, dans tous les secteurs d’activités. Pourtant, s’il est un artiste à qui il s’applique particulièrement bien, c’est à Cristof Yvoré, ce peintre français dont le travail est très peu montré dans son pays, alors qu’il est représenté par la Galerie Zeno-X d’Anvers, une des plus importantes galeries de peinture, qui représente aussi Luc Tuymans, Michaël Borremans ou Marlène Dumas et qu’il a déjà été exposé à Berlin et Los Angeles. La peinture, il est vrai, n’a pas bonne presse en France et on la montre peu dans les institutions ou les galeries, même si, en cette rentrée, elle semble bénéficier d’un regain d’intérêt (cf. https://larepubliquedelart.com/la-rentree-des-galeries-parisiennes/). Qui plus est, Cristof Yvoré a une palette qui se rapproche beaucoup de celles des peintres flamands (beaucoup de brun, de gris, d’ocre, de beige), alors qu’il vit à Marseille, sous le soleil de la Méditerranée.
Mais l’artiste n’est pas à un paradoxe près. Un autre est de faire une peinture figurative, alors que le sujet n’a qu’une valeur relative pour lui. Et de fait, Cristof Yvoré s’attache à des motifs archirabâchés en peinture (comme des fleurs, des pots, des natures mortes) ou émanant de simples réminiscences (des rideaux, des angles vides, des façades) qui ne présentent pas d’intérêt particulier. Et pour bien montrer que ce sujet n’est qu’un prétexte, il en donne une représentation simplifiée, le cadre de manière incongrue – souvent en l’agrandissant exagérément ou en déformant ses proportions – et l’inscrit dans une perspective fausse. Comme Baselitz décida un jour de renverser ses figures humaines pour bien montrer que le sujet n’était pas l’élément le plus important de sa peinture, Cristof Yvoré livre d’emblée les clefs, mais de manière moins radicale, de ce qu’il ne faut pas voir dans ses toiles.
Mais que faut-il y voir alors et pourquoi Cristof Yvoré peint-il ? Eh bien, il peint pour peindre, pour se demander ce que représente aujourd’hui l’acte de peindre, pour se poser les questions qui sont inhérentes à cet acte et qui le fondent : celles de la couleur, de la matière, de la lumière (il a même, comble du culot pour un peintre de cette trempe, publié un catalogue où ne figurent volontairement que des reproductions en noir et blanc de certaines de ses oeuvres1). Mais à la différence de bon nombres de ses confrères, traversés par le même questionnement, Cristof Yvoré ne fait pas table rase du passé. Il reste dans la tradition de la toile et de la peinture à l’huile ; il inscrit sa démarche au sein même du médium qu’il interroge et dialogue même avec cette tradition. Sa démarche est profondément contemporaine (d’une certaine manière conceptuelle) , mais il n’a pas besoin de déconstruction, de démolition ou de dénonciation du support pour l’affirmer.
C’est donc dans le rapport à la toile que tout va se jouer. Une toile que l’artiste construit peu à peu, à laquelle il se confronte de manière physique, qu’il élabore à la manière d’un mille-feuille lentement cuisiné ou d’un palimpseste qu’il réécrit constamment. Car tout l’art de Cristof Yvoré est un art du recouvrement. Il superpose les couches les unes sur les autres, faisant passer le tableau par de nombreuses étapes, jusqu’à la limite extrême de la « tenue ». Et ce n’est que lorsque l’accumulation de matière risque de saturer, littéralement de s’effondrer, qu’il juge le tableau terminé. Pour autant, il ne cherche pas systématiquement l’effet de matière, comme Eugène Leroy, un peintre qu’il cite volontiers, mais ses toiles portent les marques de cette accumulation : elles sont grumeleuses, rocailleuses, accidentées, le contraire d’une peinture lisse et désincarnée. Mais elles ne relèvent pas non plus de la « bad painting », d’une volonté de s’affranchir des codes et des conventions et de faire délibérément preuve de mauvais goût. Non, encore une fois, la peinture de Cristof Yvoré est dans l’entre-deux, à la limite, aux bords de : de l’élégance et de la vulgarité, du raffinement et de la brutalité, de la croûte et du chef-d’œuvre.
Mieux même, le paradoxe (encore un !) est que c’est de cette matière épaisse que vient l’intensité et la subtilité de cette peinture. Les sujets, pourtant lourds, épais, charnus, ne semblent pas peser dans l’espace, mais vibrer, comme suspendus par des fils invisibles et résistants aux lois de l’apesanteur. Ils rayonnent, comme s’il émanait d’eux une énergie intérieure. La masse de peinture, qui devrait obstruer la toile et la rendre opaque, donne naissance à la lumière qui les anime et les fait vivre ; elle leur donne aussi chair et corps (même si aucune forme humaine n’apparaît désormais dans la peinture de Cristof Yvoré) et elle leur confère enfin une dimension métaphysique : comme pris au piège de la toile, isolés sur des fonds uniformes qui ne leur laissent aucun échappatoire (ni au spectateur aucune forme de divertissement), ces objet et ces fleurs semblent plongés dans la contemplation du temps qui passe et rendus à leur solitude première. Il y a bien sûr un jansénisme dans cette peinture qui renvoie aux » vanités » et fait parfois penser à Morandi. Mais là encore, elle n’affirme rien, ne tranche rien et préfère distiller insidieusement, et non sans humour, sa sourde mélancolie.
Cristof Yvoré ouvre la semaine prochaine une importante exposition personnelle au Musée Villa Croce de Gênes. Si vous passez par l’Italie (à peine deux cents kilomètres de la frontière française), ne manquez pas d’aller voir le travail de cet artiste singulier. Vous y découvrirez une œuvre silencieuse et profonde, qui pourrait presque passer pour banale si on n’y jetait qu’un regard rapide, une œuvre totalement atypique dans la production contemporaine.
1 Pots aux Editions P. de Marseille
-Cristof Yvoré, du 25 septembre au 31 octobre, Musée d’art contemporain Villa Croce, Via J. Ruffini 3, Gênes, Italie (www.museidigenova.it)
A l’occasion de l’exposition paraîtra un catalogue monographique consacré à Cristof Yvoré, publié par les Editions Roma Publications d’Anvers, en collaboration avec le FRAC PACA et le soutien de la galerie Zeno-X. Des toiles de l’artiste seront sûrement à voir sur le stand de cette dernière lors de la prochaine FIAC qui se tiendra du 24 au 27 octobre au Grand Palais.
Images : Sans titre 2013, 66,5 x 85,5 cm, Huile sur toile, Courtesy Zeno X Gallery Antwerp, Photo: Jean Christophe Lett ; Sans titre 2013, 40,5 x 33,5 cm, Huile sur toile, Courtesy Zeno X Gallery Antwerp, Photo: Jean Christophe Lett ; Sans titre 2013, 48,5 x 42 cm, Huile sur toile, Courtesy Zeno X Gallery Antwerp
6 Réponses pour Cristof Yvoré ou la solitude en peinture
Bonsoir,
J’ai découvert ce peintre lors de la foire de Bâle voici deux ans, et, alors que je ne goûte guère la « figuration » (sauf quand elle est rude comme chez Peter Saul ou Kippenberger, ou froide et distante comme chez Sasnal…), je me suis arrêté longuement devant deux-trois petites toiles.
Je partage votre point de vue, c’est une belle oeuvre, franche et très personnelle en dépit de ses sujets quasi académiques (de type « Salon d’automne » !).
Savez-vous s’il est possible de la voir en France ?
J’ai découvert votre blog aujourd’hui, et je l’ai trouvé solide et en outre bien construit/écrit !
Bien cordialement. Jean-Marc LG.
Bonjour, merci pour vos commentaires. On ne peut malheureusement pas beaucoup voir le travail de Cristof Yvore en France. Il faut aller dans sa galerie à Anvers, Zeno-X. Je ne sais pas si vous êtes allé à la Fiac, mais sa galerie était présente et elle avait quelques toiles de lui sur le stand. Bien cordialement.
Certes il en faut pour tous les goûts, mais pourquoi tous ces tons de gris, bistres, blancs « pas nets » ? Il s’en dégage une tristesse incompréhensible pour moi.
Ses tous premiers tableaux étaient éblouissants de couleur.
Bonjour, article très intéressant, il m’a permis de redécouvrir un artiste que je pensais bien connaître. Vous avez saisi une perspective inédite pour moi.
Un grand Merci, bien cordialement.
En découverte*
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