
Co-Workers, l’art est dans la toile
Dans le catalogue de l’exposition Co-Workers, le réseau comme artiste, qui vient de commencer à l’ARC (Musée d’art moderne de la ville de Paris), Angeline Scherf, la commissaire de l’exposition, précise que l’idée de celle-ci est née de sa découverte du collectif new-yorkais DIS, un groupe d’artistes qui a mis en ligne une plateforme numérique qui présente une sélection d’initiatives et de textes en relation avec la société de consommation, la mode, l’art, le design, la musique et les différentes tendances liées à la culture internet. « De la même manière, explique-t-elle en substance, que L’Hiver de l’amour, cette mythique exposition de 1994 qui évoquait les années SIDA, était liée au magazine Purple et aux artistes, comme Wolfgang Tillmans, qui y étaient associés, « Co-Workers » a été pensée avec DIS, parce qu’ils sont le reflet d’une époque et d’un mode d’existence. » Mais de quelle époque et de quel mode d’existence s’agit-il ? De ceux liés à l’utilisation d’Internet qui, depuis plus de quinze ans maintenant, révolutionne non seulement notre manière de vivre et de communiquer, mais aussi notre manière de travailler, voire même de penser. Ce sont donc ces artistes (ceux, en gros, formés dans les années 2000 et qui ont grandi avec Photoshop, les animations et les imprimantes 3D et dont l’œuvre se présente, la plupart du temps, sous une forme dématérialisée) que l’exposition a choisi de montrer, mais aussi et surtout la manière dont ils fonctionnent entre eux (d’où le nom de « Co-Workers »), la manière dont ils font du musée un espace ouvert et constamment connecté, dans une mise en scène de DIS.
Et ce qui frappe, justement, en entrant dans l’exposition, c’est sa scénographie, la façon dont on passe d’un espace à un autre, d’un univers à un autre, avec fluidité, sans heurt, comme si tout se situait naturellement dans le prolongement de ce qui a précédé. Une des grandes caractéristiques de la culture internet est de gommer les frontières entre public et privé et de privilégier des espaces neutres, qui tiennent autant de l’appartement que l’open-space, du hall d’aéroport que des nouveaux magasins de type « concept-stores ». C’est ce No man’s land qui devient ici « lieu de tout » qu’a imaginé DIS, dans lequel le spectateur peut s’installer et prendre son temps, et qui culmine avec The Island (KEN), une installation entre cuisine et salle de bains, œuvre d’art et design, qui se transforme aussi en forum pour accueillir débats, performances, conférences.
A l’intérieur de ce flux continu, les jeunes artistes présents pratiquent indifféremment la vidéo, la photo, la musique ou la sculpture (la notion de médium n’ayant plus beaucoup de sens au sein de la culture internet). Et ils s’appellent Mark Leckey, Parker Ito, Ryan Trecartin, Rachel Rose, Iang Cheng, Douglas Coupland ou Nøne Futbol Club (il a déjà été question de certains comme de David Douard ou de l’excellent Ed Atkins dans ces colonnes). L’idée étant que ces artistes expriment leur individualité, mais aussi qu’ils montrent à quel point ils sont sans cesse liés à de multiples réseaux aussi bien artistiques que professionnels, au-delà de toutes limites géographiques (ce que le sociologue Barry Wellman appelle « l’individualisme connecté »). L’idée étant aussi que l’être humain n’est plus le seul sujet pensant, mais qu’il s’intègre dans un environnement intelligent (« Intelligence Ambiante »), capable de s’étendre aux machines, aux animaux, aux organismes vivants (c’est ce que montre, par exemple, la grande vidéo-installation de Hito Steyerl, Liquidity Inc). Et de ce partage constant sur les réseaux sociaux naît une nouvelle notion, « l’extimité », qui a déjà été développé par Lacan dans les années 60, mais qui est reprise ici pour définir le caractère extraverti du dévoilement et de la mise en scène de la vie intime sur la toile. Au fond, tout cela n’est pas très nouveau et l’on sait très bien que tout artiste –et a fortiori tout individu – n’est jamais que la somme des influences qui l’ont nourri et qui ont forgé son identité, mais ce qui est nouveau est de le voir en temps réel, sans filtre et dans une configuration qui ne cherche pas à dissimuler ses sources, mais au contraire, les exploite, les reproduit et en offre souvent une copie qui se confond avec l’original.
De cette manière vraiment révolutionnaire de vivre et de fonctionner naît cette exposition troublante, qui n’est pas toujours simple à aborder et qui demande beaucoup de disponibilité (c’est comme une proposition à tiroirs, qui ouvre à chaque fois sur de nouvelles possibilités), mais qui a un grand mérite : celui de ne pas poser de regard moralisateur sur cette culture. Car on pourrait facilement – et à juste titre- s’effrayer de cette vision du monde où l’individu est, certes, constamment connecté, mais aussi constamment surveillé, où la sphère privée et la sphère publique s’effacent, où le réel ne fait plus qu’un avec le virtuel, au point de bousculer tous nos repères. C’est ce que dit d’ailleurs Jacques Attali, décidément très présent cet automne, dans son livre Une brève histoire de l’avenir et dans les expositions parisienne et bruxelloise qui viennent d’en être tirées ( cf http://larepubliquedelart.com/du-passe-lisons-lavenir/ et http://larepubliquedelart.com/present-et-avenir-bruxelles/). Chez Attali, « l’hyperconnexion » aboutit à une nouvelle structure sociale dont les conséquences sont, pour la classe moyenne, des besoins impérieux de protection et de distraction. Et beaucoup d’autres – parmi lesquels les artistes eux-mêmes qui, tout en ayant recours à ces pratiques, en dénoncent les dérives ou même, curieusement, Fabrice Hergott, le directeur du MAM, dans la préface qu’il a écrit pour le catalogue – partagent la vision pessimiste de ces nouvelles habitudes.
Mais l’exposition, elle, qui n’en fait pas pour autant l’éloge (ce ne serait pas davantage son rôle), ne tranche pas. Elle livre brut ces données qui nous incitent à reconsidérer notre rapport au monde et à l’art. Soyons clairs, tout n’est pas évident dans les expérimentations qui nous sont proposées et ce n’est pas parce ces jeunes gens sont constamment vissés à leurs ordinateurs ou leurs smartphones qu’ils deviennent tous de grands artistes pour autant. Mais telle qu’elle se présente avec ses zones d’ombre et ses hésitations, ses richesses et ses ouvertures, elle n’en constitue pas moins ce qu’on flaire devenir une exposition historique, une de celles dont on pourra être fier, un jour, de pouvoir dire : « je l’ai vue » !
PS : un autre volet de l’exposition, plus modeste, se tient à Bétonsalon, ce centre d’art du XIIIe arrondissement : Co-Workers : Beyond Disaster. Mais il prend, lui, davantage position car, comme le disent Mélanie Bouteloup et Garance Malivel, les commissaires, « Co-Workers : Beyond Disaster propose d’explorer non la dimension tragique inhérente à la situation de désastre, mais les transformations et formes d’action collective qu’elle peut engendrer ». Face aux problèmes climatiques, sociaux, économiques, il s’agit donc de voir comment Internet et la mise en réseau peuvent permettre de prendre conscience de certains des problèmes majeurs de notre époque et d’essayer d’y répondre collectivement. A travers un certain nombre d’œuvres d’Antoine Catala, Pamela Rosenkranz ou de Nobuko Tsuchiya, entre autres, la proposition est peut-être moins séduisante plastiquement, mais plus de nature à rassurer ceux pour qui la toile n’est qu’un emprisonnement et une nouvelle forme d’asservissement.
–Co-Workers : le réseau comme artiste, jusqu’au 31 janvier à l’ARC, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 11 avenue du Président Wilson 75116 Paris (www.mam.paris.fr)
–Co-Workers : Beyond Disaster, jusqu’en janvier à Bétonsalon, 9 esplanade Pierre Vidal-Naquet, 75013 Paris (www.betonsalon.net)
Images :
DIS, The Island (KEN), 2015 Created in collaboration with Dornbracht and co-designed by Mike Meiré Photography Heji Shin – Courtesy the artists; Rachel Rose, Still from Sitting Feeding Sleeping, 2013 HD Video, 9 minutes and 49 seconds, Courtesy of the Artist and Pilar Corrias Gallery; Hito Steyerl, Liquidity Inc., 2014 (still) HD video file, single channel in architectural environment 30 minutes, Edition of 7, with 2 APs Image CC 4.0 Hito Steyerl Courtesy of the Artist and Andrew Kreps Gallery, New York |
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