Présent et avenir à Bruxelles
Dans un précédent article (cf https://larepubliquedelart.com/du-passe-lisons-lavenir/), je vous disais tout le bien que je pensais de la passionnante exposition qui se tient au Louvre, d’après l’essai de Jacques Attali, Une brève histoire de l’avenir. Et je regrettais que les commissaires n’aient illustré, au fond, que la première partie du livre, celle qui retrace l’histoire de l’humanité à partir d’une série d’invariants, sans chercher à trouver des équivalents visuels à la partie principale, à savoir celle qui émet des hypothèses sur les années à venir, jusqu’en 2050. C’était sans compter sur un deuxième volet de l’exposition qui s’est ouvert au Musée des Beaux-Arts de Bruxelles, sous la houlette de commissaires différents (Jennifer Beauloye et Pierre-Yves Desaive, Jean de Loisy devenant ici conseiller scientifique) et qui commence précisément là où l’exposition du Louvre s’arrête.
Elle s’ouvre donc sur le déclin de l’Empire américain qui, après l’apogée du microprocesseur californien, est symbolisé par les attentats du 11 septembre. Pour l’incarner, c’est une sublime photo de Sujimoto représentant les Twin Towers qui est exposée, au côté d’œuvres des Frères Chapman, de Jennifer Brial ou d’Alighiero Boetti. Puis on passe à la phase de restructuration de l’ordre du monde, avec l’accroissement de la population qui l’accompagne et la raréfaction des sources d’énergie. Là, ce sont des œuvres de Wilhelm Mundt, de Maarten Vanden Eynde (un artiste dont on avait déjà remarqué le travail dans l’exposition du Frac-Lorraine consacré au désordre climatique, Rumeurs du Météore cf https://larepubliquedelart.com/soleil-genereux-sur-le-frac-lorraine/) ou le projet d’Olafur Eliasson autour de la lampe solaire Little Sun qui sont présentés. Dans ce nouveau monde où sédentarisme et nomadisme s’affronteront, les deux seules options, pour les classes moyennes, seront de se protéger et de se distraire. Et ce sont ces alternatives qu’illustrent des pièces de John Isaacs (un surprenant obèse en taille réelle effondré sur le sol), Arman Ou Andreas Gursky.
Et le marché prendra le pouvoir, tout deviendra marchandise : « le temps, comme les idées, les gens et leur amours ». Warhol, Andres Serrano ou Philip-Lorca diCorcia sont alors convoqués pour évoquer cet aspect de la société qui est déjà très présent. Le temps, justement, deviendra une denrée rare, « il transformera chaque chose et chaque minute en valeur marchande consommable ». Parallèlement, en s’appuyant sur les progrès de la médecine, l’homme partira à la conquête de l’immortalité et ce sont Roman Opalka, On Kawara ou Stelarc qui donnent à voir cet aspect des choses. Mais le grand conflit finira par éclater, celui « dans lequel s’autodétruiront, en une mêlée furieuse, Etats et entités non étatiques, légales et criminelles », au risque de voir la planète disparaître (oeuvres de Michal Rovner, Al Ferrow ou Francis Alÿs). Enfin il sera temps de bâtit une nouvelle démocratie (« l’hyperdémocratie »), dans lequel le bien triomphera du mal et où on cherchera les conditions d’une survie durable de l’humanité : ces sont des photos de Thomas Ruff, de David LaChapelle ou une grande installation de Bodys Isek Kingelez qui ont la lourde charge de clore le parcours sur une note optimiste.
L’exposition de Bruxelles est, d’une certaine manière, plus audacieuse que celle de Paris. Car elle oblige, à partir d’œuvres existantes (apparemment aucune œuvre n’a été conçue spécialement pour l’occasion), à se projeter dans l’avenir et à trouver des équivalents plastiques aux sombres prophéties de Jacques Attali, ce qui est plus difficile, bien sûr, que de travailler sur le passé. Elle n’est pas toujours très simple à suivre et il vaut mieux télécharger l’application proposée par le musée pour ne pas se perdre dans les différentes sections qui se chevauchent un peu. Au-delà du pari risqué –et réussi- qu’elle représente, elle met à jour l’aspect un peu « science-fiction » de la proposition d’Attali : si certains points semblent indiscutables, d’autres apparaissent comme relevant davantage du scénario imaginaire et on n’est pas étonné de savoir que livre a été adapté en BD. Un point, toutefois, fait froid dans le dos : l’utilisation de l’imprimante 3D, qui permet de faire des copies de plus en plus confondantes des œuvres, à tel point qu’elles pourraient induire en erreur un visiteur non averti (l’exemple en est donné avec une sculpture de Hans Op de Beeck réalisée avec cette technique). On se demande alors si l’idée « d’original » aurait encore un sens et quel serait dès lors le statut des musées.
Si vous passez par la capitale belge, je ne saurais trop vous recommander d’aller découvrir le travail de Nil Yalter, à la Verrière de la Fondation Hermès. « Découvrir » n’est peut-être d’ailleurs pas le mot exact, car l’artiste, née en 1938, a déjà une longue carrière derrière elle. Elle est représentée, entre autres, par la galerie MOT International de Londres et a fait partie de nombreuses expositions collectives importantes, parmi lesquelles elles@centrepompidou et Modernités Plurielles, toutes deux au Centre Pompidou. Mais pour des raisons qu’on ignore (ou peut-être, parce que, comme elle dit elle-même, son travail a été jugé trop politique), elle est un peu sortie des écrans radars et on a peu eu l’occasion de voir ses oeuvres ces dernières années.
Pour cette exposition à la Verrière, dans le cadre du cycle « Des gestes de la pensée » mis en place par Guillaume Désanges, elle présente une de ses œuvres emblématiques, qui avait déjà été montrée au Musée d’art moderne de la ville de Paris en 1973, à l’initiative de Suzanne Pagé : Topak Ev. Il s’agit d’une tente ronde utilisée par les Bektiks, une population nomade turque, qui perpétuent ainsi une tradition ancestrale. Mais elle a la particularité d’être réservée aux femmes et d’être construite et décorée par des femmes à partir de matériaux traditionnels comme la laine de brebis, le feutre ou le bois, s’opposant ainsi à la tente noire des hommes guerriers. Sur cette tente, où le bois est ici remplacé par de l’aluminium, Nil Yalter a écrit des phrases extraites du roman de Yachar Kemal, La Légende des 1000 taureaux, qui raconte le désarroi des nomades devant la vente de leurs terres à des propriétaires sédentaires et qui rend hommage à ce peuple dont les coutumes ont été effacées par l’urbanisation et l’industrialisation. Et s’il s’agit d’une œuvre emblématique, c’est parce qu’on est au cœur même des préoccupations qui fondent son travail : d’une part, une attention portée aux habitats précaires des bidonvilles ou des villes nouvelles, et, de l’autre, une revendication féministe.
Tout autour de cette tente sont exposés des dessins qui en expliquent la construction ou qui évoquent les usages liés au nomadisme, en général à des fins utilitaires. Et aussi une série de photo et un film qui illustrent un voyage réalisé en 1976, à bord de l’Orient-Express, de Paris à Istanbul. Le regard que lui porte Nil Yalter n’a pas grand-chose à voir avec le luxe auquel on associe généralement ce train mythique, mais s’attarde plutôt sur les conditions sociopolitiques mouvantes et sur les tensions qui règnent à l’époque dans ces pays des Balkans. Une dernière pièce évoque la vie des travailleurs turcs à Paris sous la forme d’affiches réunies en une longue bannière, barrée d’un néon qui reprend une phrase du poète Nazim Hitkmet : « Exile is a hard job »…
On l’aura compris, un même thème parcourt toutes ces œuvres et toute l’exposition : celui de l’exil et du nomadisme. Un exil que l’artiste elle-même a bien connu, puisque, née en Turquie, elle vit en France depuis 1965 (par choix personnel, toutefois, pas par obligation politique, même si sa critique des autorités en place l’empêchèrent longtemps de rentrer dans son pays). Un exil, un nomadisme ou des convictions féministes qu’elle exprime avec un engagement fort, ouvertement politique, mais aussi avec poésie, en s’appuyant sur l’écrit, la littérature ou les mythes anciens. Un exil enfin qui, dans le contexte actuel, trouve un écho particulièrement saisissant.
–Une brève histoire de l’avenir, jusqu’au 24 janvier aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, rue de la Régence 3, 1000 Bruxelles (www.expo-50.be)
-Nil Yalter, 1973/2015, jusqu’au 5 décembre à La Verrière-Hermès, 50 boulevard de Waterloo, 1000 Bruxelles (www.fondationdentreprisehermes.org). L’exposition sera présentée au Frac-Lorraine au cours de l’année 2016.
Images : Hiroshi Sugimoto, World Trade Center 1997, gelatin silver print, 149,2 x 111,9 cm Courtesy of Koyanagi Gallery © Hiroshi Sugimoto. Courtesy of Gallery Koyanagi ; Bodys Isek Kingelez, Kimbembele Ihunga(detail), 1994, Paper, cardboard and other found materials, 130 x 330 x 210 cm. CAAC – The Pigozzi Collection, Geneva / photos: Marc Halevi © CAAC – The Pigozzi Collection, Geneva; Vue de l’exposition Nil Yalter, 1973/2015, La Verrière –‐ Fondation d’entreprise Hermès, 2015 Courtesy of the artist Photo Isabelle Arthuis
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