de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Jean-Baptiste Bernadet et Eve Pietruschi confrontés à l’Histoire

Jean-Baptiste Bernadet et Eve Pietruschi confrontés à l’Histoire

Comment exposer dans un monument historique, c’est-à-dire le contraire d’un white cube, un lieu chargé de mémoire, où l’histoire a laissé sa trace ? Comment dialoguer avec ce lieu, le mettre en valeur, tout en ne se laissant pas écraser par lui ? Comment souligner les affinités, créer des parallèles, sans que la confrontation ne paraisse artificielle, que l’exercice ne vire au choc des cultures ou au détachement ironique ? Les artistes contemporains, qui sont de plus en souvent invités à intervenir dans ce genre d’endroits, sont amenés à se poser ces questions. Dans la région niçoise, deux artistes dans cette situation apportent chacun leur réponse.

A Villefranche-sur-Mer, dans la Citadelle, qui domine la magnifique et célèbre baie, Jean-Baptiste Bernadet a eu carte blanche pour présenter son travail. La Citadelle, rappelons-le, est un édifice militaire du XVIe siècle, dont la vocation était de défendre la rade et la ville de Nice des invasions étrangères.  Ayant échappé à la destruction sous Louis XIV (grâce à Vauban, qui lui adjoignit un port, le Port de la Darse, où se trouve aujourd’hui le CNRS), elle a été le siège de plusieurs unités de combat, dont les chasseurs alpins qui s’y installèrent au XIXe siècle. En 1939, ces derniers la quittèrent et elle resta à l’abandon jusque dans les années 60, avant qu’elle ne soit classée monument historique. Rachetée par la ville en 1969, elle en est devenue le centre administratif, puisque la mairie s’y est installée, mais aussi culturel, puisque les musées présentant des œuvres d’artistes ayant vécu à Villefranche (Volti, Goetz, Christiane Boomeester, entre autres) y ont aussi trouvé place. Jusqu’alors, les expositions qui y étaient proposées avaient surtout trait au riche passé artistique de la cité, mais depuis cette année, une nouvelle impulsion y a été donnée, sous la houlette de la jeune Camille Frasca, d’y faire venir les artistes contemporains et d’importants projets sont lancés, dont un avec Fabrice Hyber.

Jean-Baptiste Bernadet, donc, essuie les plâtres. On le connait comme peintre, donnant une version moderne de l’impressionnisme, mais la plupart des pièces qu’il montre ne sont pas des peintures, puisqu’elles sont en extérieur, les musées où il aurait pu en montrer étant fermés, en raison de travaux de rénovation. Pourtant, toutes ont à voir avec la peinture, toutes parlent de peinture. Dès l’extérieur, un drapeau qui flotte sur la Vieille Ville agite ses couleurs au vent et invite le spectateur à franchir le seuil. Lorsqu’on s’en rapproche, c’est un néon qui clignote (de nuit) reproduisant sous la forme d’une enseigne de bar un peu clinquante un graffiti ancien trouvé à l’intérieur et qui représente un navire, sans doute l’œuvre d’un marin en attente d’un départ imminent. Et à l’intérieur, c’est tout un itinéraire qui est proposé, là des disques de lave émaillée qui jouent sur les accidents de la matière pour créer d’abstraites cosmogonies, là un mur de céramique qui réinvente la mer et le ciel à l’endroit où, justement, ils ne sont pas visibles, là des plaques de plastique recyclé teinté et coulé, qui proposent une version contemporaine et vertueuse des vitraux dans une tour de guet de l’édifice. La seule vraie peinture de l’exposition se trouve dans une chapelle désaffectée, la Chapelle Saint-Elme, et dialogue avec les restes d’une fresque du XVIIIe siècle, mais elle le fait avec discrétion, dans une palette de couleurs qui va plus vers l’effacement et la disparition que vers l’affirmation claire et franche. Et plus loin, ce sont des sculptures en bronze, représentant des citrons, symboles du soleil et de la Méditerranée – et souvenirs de vacances pour l’artiste -, qui sont accrochées, sur lesquelles des traces de peintures sont visibles et qui font penser à ces pommes également peintes que l’artiste avait présentées, il y a quelques années, chez Valentin (cf Pommes d’amour – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)).

Jean-Baptiste Bernadet investit cette Citadelle avec délicatesse, élégance, retenue. Là où il aurait pu en mettre plein la vue, lui qui est un habitué des toiles de grand format aux couleurs chatoyantes, il se contente de souligner, de mettre en valeur l’architecture, de se fondre avec une sobriété presque désarmante dans ce lieu un rien austère qui l’accueille. Tout est juste dans cette proposition, simple, mais incroyablement efficace et surtout terriblement sensuel. On a envie de toucher les matières, de caresser les œuvres, de les laisser mûrir et s’épanouir dans la chaleur de l’été. Et tout fonctionne par glissements, pour lui qui travaille souvent par séries et qui est un amateur des formes musicales : une pièce débouche sur une autre, qui donne naissance à une troisième qui la prolonge et l’éclaire. C’est ainsi que des œuvres d’un type nouveau sont présentes dans l’exposition. Il s’agit de deux diptyques de photos, reproduisant le même sujet, mais avec quelques secondes ou quelques mois d’intervalle, et sous un angle différent. Le premier représente le Théâtre de Verdure, qui se trouve au cœur de la Citadelle, et le second la tête d’un beau jeune homme aux cheveux dorés. Quand on sait que les citrons dont il a été question plus haut s’intitulent : Untitled (For the Boy with Golden Hair) ou Untitled (For the Boy with Liquid Eyes), on comprend mieux comment le glissement s’opère et comment tout n’est, au fond, pour lui, que variations et métamorphoses. Et l’on saisit mieux aussi à quel point le temps est une des données essentielles du travail de ce grand lecteur de Proust, ce temps qui modifie les perspectives et donne une vision circulaire des choses.

L’autre artiste à investir un monument historique est Eve Pietruschi, dont il a déjà été question dans ces colonnes (cf Eve Pietruschi – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Elle hérite, elle, du Palais Lascaris, un palais du XVIIe siècle qui fut autrefois la demeure de la famille Lascaris Vintimille et qui abrite aujourd’hui, entre autres,  une collection exceptionnelle d’instruments anciens. Comme son exposition s’inscrit dans la Biennale des Arts de cet été, consacrée aux fleurs, et qu’elle a elle-même une grande connaisseuse de la botanique, elle a voulu répondre aux nombreux motifs floraux baroques et décoratifs qui ornent le palais en y apportant ses propres oeuvres, toutes issues de ses cueillettes. Et elle a commencé par le rez-de-chaussée, où se trouve une salle qui servait autrefois d’apothicairerie (retournée aujourd’hui à Besançon, son lieu d’origine). Là, elle a composé une sorte de jardin japonais, avec un tatami au sol, sur lequel elle a posé ses compositions de fleurs séchées, ses tressages et ses vases en argile, rien que des éléments venus du milieu naturel. Et dans des étagères, elle a mêlé des pots anciens appartenant à la collection du musée, avec des traités sur la botanique et le pouvoir médicinal des plantes et ses propres arrangements, mélangeant ainsi les époques et les cultures. Enfin, sur un mur, elle a juxtaposé ses reproductions de plantes psychotropes, faisant alterner les techniques (du dessin à la photo, en passant par le report sur cuivre ou le monotype), selon un principe de glissement qui, là-encore, lui est cher.


Ailleurs dans le Palais, Eve Pietruschi a déposé des « offrandes », des sortes de délicates coupes en argile dans lesquelles se trouvent des fleurs. Et elle a imaginé une impression de fleurs sur tissu qu’elle a placée devant un autel baroque, comme pour lui en ouvrir le chemin. Ou elle accroché à la place d’une grande tapisserie une simple photo d’une composition qui reprend les couleurs du mur sui l’accueille. Partout, elle s’est mise à l’écoute du lieu, l’a investi avec humilité, respecté son histoire. L’exposition s’intitule Artemisia. L’artémise est une plante que l’on trouve au bord des chemins. Elle fait référence à Artémis, qui dans la mythologie grecque, est la déesse de la nature, de la vie sauvage, de la forêt et des femmes. On peut aussi y voir une allusion à la peintre italienne, Artemisia Gentileschi, qui fut active à l’époque où le Palais a été bâti. C’est ainsi que fonctionne le travail poétique de l’artiste, par couches, par sédiments, par recherches qui vont jusqu’à l’épuisement, voire la disparition, du sujet.

-Jean-Baptiste Bernadet, Plein jour, jusqu’au 4 décembre à la Citadelle de Villefranche-sur-Mer (www.villefranche-sur-mer.fr)

-Eve Pietruschi, Artemisia, jusqu’au 9 janvier au Palais Lascaris 15, rue Droite – Nice (www.biennalearts2022.nice.fr)

Images : vues de l’expositions de Jean-Baptiste Bernadet à la Citadelle de Villefranche-sur-Mer (1,2 photo Diego Mitrugno, 3) ; vue de l’exposition d’Eve Pietruschi au Palais Lascaris de Nice (4, Poétiser, Vase 3, 2021, argile cuite et fleurs récoltées dans l’arrière-pays niçois, 5 Poésie botanique, présentation in-situ, 2021 – 2022, impression sur tissus, 500 x 100 cm)

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