de Patrick Scemama

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La République de l'Art

Le poète et le peintre

Pendant longtemps, les arts vécurent ensemble. Peintres, poètes et musiciens se côtoyaient et s’unissaient pour échanger des idées et créer conjointement. Cela donna, à la fin de la Renaissance, le genre « opéra » dont le but était de faire en sorte que les modes d’expression se complètent pour arriver à une œuvre idéale, offrant le maximum d’expressivité. Mais sans remonter si loin, dans l’histoire récente, et en particulier celle du XXe siècle, on trouve de nombreux exemples de regroupements artistiques (les surréalistes, les futuristes, etc.) dans lesquels les genres s’exprimaient à égalité et en écho. Au Centre Pompidou, d’ailleurs, dans le nouvel accrochage des collections modernes, des modules ont été réservés à des « passeurs », c’est-à-dire à des gens qui venaient plutôt du monde littéraire, mais qui se sont beaucoup mobilisés pour faire connaître et pour commenter les artistes de leur époque. Cela va de Gertrude et Léo Stein, dont on connaît le rôle de collectionneurs influents, en particulier de Matisse et Picasso, au poète Alain Jouffroy, qui est mort récemment, en passant par Robert Lebel, qui écrivit la première biographie de Marcel Duchamp ou Bernard Gheerbrandt, le fondateur de la célèbre librairie de Saint-Germain-des-Prés, La Hune.

Parmi tous ces « passeurs », s’il en est un qui s’illustra avec particulièrement de brio, avec Baudelaire et Mallarmé en leur temps, c’est bien Guillaume Apollinaire. Car depuis le début de sa courte carrière (il est mort en 1918, de la grippe espagnole, âgé de seulement 38 ans), le poète s’est intéressé à l’art, il a fréquenté les artistes et écrit de nombreux textes ou préfaces de catalogues sur eux (il a aussi vécu un grand amour avec Marie Laurencin). A partir de 1910, il a même tenu la critique d’art du journal L’Intransigeant, l’obligeant à visiter tous les lieux d’art de la capitale. D’une grande ouverture d’esprit, il s’est intéressé à tous les mouvements artistiques (le fauvisme avec Derain et Matisse, l’orphisme avec les Delaunay), mais aussi à Picabia ou Survage. Et il a même inventé le mot de « sur-réalisme » à l’occasion de la création de Parade, le fameux ballet créé en pleine guerre au Théâtre du Châtelet et qui associait les talents de Picasso (décor), Massine (chorégraphie), Satie (musique) et Cocteau (argument). Mais de tous ces mouvements, un eut particulièrement sa préférence et son soutien : le cubisme, auquel il consacra d’ailleurs, en 1913, un ouvrage, Les Peintres cubistes, Méditations esthétiques. Dans ce livre, il s’attarde sur le travail de Braque, Metzinger Gleizes, Juan Gris, etc., et déclare : « En dépit de son vilain nom, ce mouvement est ce qu’il y a de plus élevé aujourd’hui dans les arts plastiques ».

 

 Pablo Picasso [1881 - 1973], Spanischer Maler, Grafiker und Bildhauer Datierung: 1918Material/Technik: Gemälde / Öl auf Leinwand Inventar-Nr.: 5151, Artist: Pablo PicassoC’est cet exceptionnel « accompagnement » que montre la très belle exposition qui se tient actuellement au Musée de l’Orangerie, sous le commissariat de Laurence des Cars. On y voit bien sûr des œuvres magnifiques de tous les artistes déjà mentionnés (sans oublier De Chirico qui réalisa, en 1914, le très célèbre et énigmatique Portrait de Guillaume Apollinaire ou Chagall qui lui rendit aussi hommage dans une grande toile), mais aussi de nombreuses statues africaines qu’à l’instar des fondateurs du cubisme, le poète appréciait particulièrement et de nombreux documents, lettres, ou livres qu’il publia enrichi de gravures réalisées, entre autres, par Derain. Et des photos ou des extraits de films montrant l’appartement qu’il occupait boulevard Saint-Germain permettent de mesurer à quel point sa curiosité était grande, allant de peintures très ambitieuses à des affiches des films de l’époque (genre Fantomas) ou à des marionnettes.

Une salle est toutefois réservée à l’artiste pour lequel il avait le plus d’admiration et dont il se sentait le plus proche : Picasso. Les deux hommes s’étaient rencontrés (avec Max Jacob) au temps du Bateau-Lavoir et c’est Picasso qui avait présenté Marie Laurencin à Apollinaire. Par la suite, ils avaient beaucoup échangé et s‘étaient passionnés pour certains sujets comme l’érotisme (Apollinaire écrivit plusieurs textes érotiques, dont Les Onze Mille Verges). Lorsqu’Apollinaire épousa Jacqueline Kolb, en 1918, Picasso fut son témoin et lui offrit – chose suffisamment rare chez le peintre pour bien mesurer l’importance de son affection – une grande toile, L’Homme à la guitare. Et la même année, lorsque Picasso épousa Olga, Apollinaire fut à son tour son témoin. Jamais l’amitié entre les deux hommes ne se ternit (sauf peut-être au moment du vol des statues ibériques au Louvre, dont Apollinaire fut injustement accusé et où Picasso se garda bien de le soutenir trop ouvertement) et, trente ans après la mort du poète, le peintre lui rendit encore hommage avec un très beau portrait couronné de lauriers qui est également exposé ici (une salle est aussi consacrée aux rapports avec le galeriste Paul Guillaume, dont la collection est un des fonds du Musée de l’Orangerie, et qu’Apollinaire « conseilla » au début de sa carrière).

12. Apollinaire_La mandolineCette superbe exposition – et très raisonnable en terme de format – amène enfin à constater qu’aujourd’hui, hélas, plus aucun poète ni écrivain n’accompagne les artistes de cette manière. Certes, on trouve encore de beaux textes d’écrivains sur des plasticiens ou de belles « circulations artistiques » (comme celle qui unit actuellement Adonis et Hélène Cixous à Abel Abdessemed), mais ce sont plutôt les philosophes (Jaques Rancière, Tristan Garcia, entre autres) ou les historiens d’art (comme Georges Didi-Huberman) qui ont pris le relais. Parce que l’art d’aujourd’hui est devenu plus intellectuel ? Je ne suis pas sûr que le cubisme analytique au début du XXe siècle ait paru moins intellectuel à ses contemporains. Non, sans doute parce que l’époque a changé, que l’idée de l’aventure collective s’est un peu perdue et que chacun préfère œuvrer dans son coin. C’est bien dommage, mais rien ne prouve que les choses ne sont pas prêtes à recommencer.

Apollinaire, le regard du poète, jusqu’au 18 juillet au Musée de l’Orangerie, Jardin des Tuileries, 75001 Paris (www.musee-orangerie.fr)

 

Images : Marie Laurencin (1885-1956), Apollinaire et ses amis, dit aussi Une réunion à la campagne, 1909, Huile sur toile, 130 × 194 cm , Paris, Centre Georges Pompidou, Musée national d’art moderne, © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Jean-Claude Planchet   © ADAGP, Paris 2016 ;  Pablo Picasso (1881-1973) L’Homme à la guitare, 1918, Huile sur toile, 130 × 89 cm, Hambourg, Hamburger Kunsthalle © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BPK © Succession Picasso 2016; Guillaume Apollinaire (1880-1918), La Mandoline, l’OEillet et le Bambou, calligramme de la série « Étendards », 1914-1915, Encre sur trois morceaux de papier dont un avec en-tête du journal Le Siècle au revers, 27,5 × 21 cm, Paris, Musée National d’Art Moderne -Centre Georges Pompidou © Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist. RMN-Grand Palais / Adam Rzepka

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commentaires

5 Réponses pour Le poète et le peintre

sse ? dit :

Ou je dis une bêtise ou la peinture est absente de la poésie d’Apollinaire ? Il n’aura pas été, en tout cas, le René Char de son époque.

Patrick Scemama dit :

Que voulez-vous dire en écrivant que la peinture est absente de la poésie d’Apollinaire? Qu’il ne l’a pas évoquée directement dans sa poésie? Parce que les Calligrammes, comme celui que je reproduis ici, sont des œuvres graphiques, même si, bien sûr, on ne peut pas les comparer à de la peinture.

christiane dit :

Ah, merci, très beau et très juste billet et belle idée de sortie.

radioscopie dit :

On peut en effet regretter l’esprit collectif d’antan, dans le domaine des arts et pas seulement. Aujourd’hui, c’est l’individualisme qui domine, la compétition et la rivalité parfois, même parmi les artistes. Difficile d’échapper aux diktats du marché et de la marchandisation qui les génèrent. En outre, à ma connaissance, il n’existe plus vraiment de courant, de mouvement pour fédérer des artistes.

Eriksen dit :

L’esprit collectif d’antan a implosé par trop d’idéalisme. L’avenir s’est effacé devant le présent, et l’individualisme a pris le relai. Les hommes ont cru qu’il pouvait poursuivre le Rêve sur un plan individuel… Dans une « une parenthèse enchantée » économique, l’occidental n’avait plus trop besoin de solidarité et sa santé financière lui assurait une vie bien entourée. L’ennui, un des moteurs de la rencontre, ayant disparu de par la télévision et autres sollicitations, plus personne ne s’asseyait en bas de chez soi en attendant à qui parler. La solidarité fut réduite à sa part intellectuelle, dirigée vers le lointain : des paroles plus que des actes.

Avec la crise, c’est un basculement vers l’enfer : les relations superficielles s’évaporent et la solidarité manque car l’habitude du lien à l’autre s’est évaporée. Contrairement aux solidarités perdues de type familial, amical, amoureux ou sociétal, la solidarité intellectuelle résiste peu à l’adversité, ce qui montre sa part d’artifice. On prend alors conscience de l’importance de la perte du collectif.

Or il me semble qu’il réapparait.
Vraiment aucune trace dans l’art contemporain ?

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