de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Les galeries font la fête ce week-end

Les galeries font la fête ce week-end

Après de longues semaines de fermeture, les galeries, comme les musées, ont enfin pu rouvrir leurs portes et elles brûlent de rattraper le temps perdu. C’est ainsi que plusieurs manifestations vont avoir lieu dans les prochains jours, dans le but de proposer au visiteur l’offre la plus vaste, de lui donner l’envie de voir les œuvres en vrai et de sortir Paris de la léthargie dans laquelle elle a été si longtemps plongée. Parmi elles, le Paris Gallery Weekend, qui se tiendra du 3 au 6 juin et regroupera 127 galeries, divisées en plusieurs secteurs (en gros, le Marais, Matignon, Saint-Germain des Prés, l’Est parisien). Durant ces quatre jours, de nombreux vernissages auront lieu (mais avec respect des gestes barrières bien entendu), des rencontres et des signatures seront organisées (Fabrice Hyber chez Nathalie Obadia par exemple, qui fera aussi des dégustations d’un gin qu’il a concocté à la galerie de Multiples) et tout sera fait pour que l’ambiance soit la plus festive et la plus cordiale (des plans seront à la disposition du visiteur et toutes les informations sont sur le site www.parisgalleryweekend.com).

Parmi les expositions visibles pendant cette période, il en est une qui mérite qu’on s’y attarde particulièrement. Il s’agit de l’exposition de Francis Alÿs, Don’t Cross the Bridge Before You Get to the River, qui est présentée à la galerie Zwirner. Francis Alÿs est un artiste très célèbre, mais qu’on a relativement peu vu en France. Il est belge (il représentera d’ailleurs la Belgique lors de la prochaine Biennale de Venise), mais il vit à Mexico et s’est toujours intéressé aux questions de déplacement, de migration, en particulier dans les zones frontalières, où se jouent des conflits sociopolitiques (les eaux extraterritoriales entre La Havane et Key West en Floride, la ville de Jérusalem, la frontière turco-arménienne, etc.). A l’aide de nombreux médiums (films documentaire, peintures, performance, entre autres), il les a abordées de manière poétique, sans jamais avancer de thèses définitives (même s’il ne masque pas ses prises de position pour autant), plutôt dans l’observation de détails et de la vie quotidienne des gens. Il décrit lui-même son travail comme « une sorte d’argument discursif composé d’épisodes, des métaphores ou de paraboles ».

Don’t Cross the Bridge Before You Get to the River est une action qui a été réalisée le 12 août 2008 sur les rives opposées du détroit de Gibraltar, à Tanger au Maroc et à Tarifa en Espagne, mais qui avait été précédée de plusieurs années de préparation. L’idée était de faire en sorte que, ce jour-là, des enfants locaux, tenant chacun un petit bateau fabriqué à partir d’une chaussure se rassemblent sur chaque plage des deux villes et qu’ils entrent dans l’eau comme pour faire entre les deux continents ce pont que tant de migrants tentent de franchir. Bien sûr, ils ne vont pas bien loin et sont vite rejetés par les vagues sur le rivage, mais cette action, qui tient tout autant du jeu, tente de répondre à la question posée par Alÿs : « Les deux lignes se rencontreront-elles dans la chimère de l’horizon ? ».

De cette action, l’artiste a tiré une vidéo projetée simultanément sur deux écrans (un pour l’Afrique, l’autre pour l’Espagne), qui est au centre de l’exposition présentée chez David Zwirner. Mais il a aussi fait tout un ensemble de petites peintures, de dessins, de collages de coupures de presse et même une sorte d’installation à partir des chaussures-bateaux utilisées par les enfants. C’est à la fois très beau, très fort, intelligent, riche de sens et aussi pertinent dans le propos que dans les formes. C’est le genre d’exposition qu’il faudrait conseiller aux détracteurs de l’art contemporain, qui pensent que celui-ci est le plus souvent vain et abscons.

Mais on pourrait citer aussi l’exposition que Romain Kronenberg, qui a été compositeur à l’Ircam, présente à la galerie Sator de Romainville. On avait découvert le travail de cet artiste il y a deux ans avec une exposition, Tout est vrai, qui partait d’un film pour mettre en scène une installation, des maquettes, des textes, des photos, bref, tout un ensemble d’éléments qui constituait une vertigineuse mise en abyme, brouillait les repères et faisait qu’on ne savait jamais ce qui était de la fiction et ce qui ne l’était pas. Le principe de cette nouvelle exposition, Boaz, est à peu près le même. Sauf que là, il part d’un magnétophone vintage qu’il est censé avoir trouvé en Italie, sur l’île de Procida, et qui contenait une bande qu’il a écoutée et faite traduire. Celle-ci recelait des indices mystérieux : un prénom, quelques lieux et des liens entre des personnages. De ces bribes, il a fait un récit dans lequel le personnage éponyme, sans qu’on sache vraiment pourquoi, est considéré comme légende par la communauté où il vit. Orphelin, il est recueilli par l’épicier du quartier, Amos, qui a lui-même un fils, Malachie, avec lequel Boaz va entretenir un lien unique. Ce sont ces relations entre les deux « frères », scrutées par la sœur de Malachie, que le récit va décrire. Jusqu’au jour où l’épicier va laisser partir ses enfants pour qu’ils vivent leurs destins…

Ce récit a été édité par la galerie Sator et on peut le lire avant d’aller voir l’exposition, mais on peut aussi le lire après. On reconstituera alors ce puzzle qui va du magnétophone d’origine, présenté à l’entrée de la galerie à une vidéo dans laquelle on voit Boaz essayait de convaincre son frère de faire malgré tout le film de vacances qu’ils avaient prévu, alors qu’Amos vient d’annuler celles-ci, en passant par des photos de l’île sur lesquelles on voit des traces du passage du héros et d’autres qui mettent en scène Malachie, Boaz n’apparaissant que de dos. Et les poupées en fil de fer et en paille que Malachie fabrique comme un rituel y sont aussi présentes, aussi bien en deux qu’en trois dimensions. Tout cela peut paraître un peu compliqué, demande certes un effort de concentration et de curiosité, mais si on joue le jeu, si on accepte de rentrer dans le labyrinthe où nous entraîne Romain Kronenberg, on en tire une certaine jouissance intellectuelle, un plaisir à la Borges ou à la Calvino et on finit par y découvrir des facettes insoupçonnées. C’est une démarche originale, très sensuelle dans la manière d’aborder les personnages et qui intrigue.

On pourrait citer encore l’exposition de Kiki Smith chez Lelong, qui, après sa magnifique rétrospective, il y a deux ans, à la Monnaie de Paris (cf Kiki Smith, le corps, le cosmos, l’animal – La République de l’Art (larepubliquedelart.com) revient sur la question du corps, mais vu de l’intérieur ; les surprenantes « Victoires » d’Edgar Sarin chez Michel Rein qui sont à mi-chemin entre la sculpture (avec cette notion d’équilibre qui lui est si chère) et le tableau et qui, pour la première fois dans son travail, font intervenir la couleur de manière impressionnante ; ou l’exposition quasi-muséale qui se tient chez Christophe Gaillard, Dans l’œil de Daniel Pommereulle, et qui rend hommage à cet artiste en le confrontant à d’autres artistes de sa génération mais aussi à des artistes contemporains dont il aurait pu se sentir proche. Mais en tout, c’est un nombre considérable d’expositions qui vont être dévoilées en quelques jours et qui devraient satisfaire les amateurs les plus divers et les plus exigeants. Le déconfinement de l’art en quelque sorte !

-Francis Alÿs, Don’t Cross the Bridge Before You Get to the River, jusqu’au 17 juillet à la galerie David Zwirner, 108 rue Vieille du Temple 75003 Paris (www.zwirner.com)

-Romain Kronenberg, Boaz, jusqu’au 16 juin à la galerie Sator, Komunuma, Romainville (www.galeriesator.com)

Images : Francis Alÿs, Untitled (Study for Don’t Cross the Bridge Before You Get to the River), 2007-2008 © Francis Alÿs Courtesy the artist and David Zwirner; vue de l’exposition Don’t Cross the Bridge Before You Get to the River à la galerie Zwirner, Courtesy the artist and David Zwirner; vue de l’exposition Boaz de Romain Kronenbergà la galerie Sator, Courtesy Romain Kronenberg et Galerie Sator; Kiki Smith Black Madonna, 1992 Bronze 182 x 67 cm © Kiki Smith / Courtesy Galerie Lelong & Co

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