de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Martial Raysse ne change pas

Martial Raysse ne change pas

De Martial Raysse, on connaît surtout les années pop, ses portraits de femmes aux couleurs acidulées et agrémentés d’objets divers, ses néons clignotants et aguicheurs, sa relecture iconoclaste des grands chefs-d’œuvre de l’histoire de la peinture (toute la série Made in Japan, inspirée de cartes postales bon marché). Et lorsqu’on les retrouve, dans la première partie de la rétrospective qui lui est actuellement consacrée au Centre Pompidou, on est heureux de voir à quel point elles ont gardé leur fraîcheur, leur gaîté, leur effronterie gentille. Heureux de voir aussi combien elles continuent de traduire l’esprit d’une époque, mais pour en exalter le bonheur et l’insouciance, sans réelle volonté critique. Heureux enfin de constater à quel point elles étaient novatrices dans leurs formes : une œuvre comme Raysse Beach, qui recrée une espace de loisirs dans lequel le public peut entrer, constitue une installation avant l’heure ; les bouées ou objets de plage qui en font partie acquièrent un statut d’icônes avant même que Jeff Koons ne les magnifie ; cette manière de déstructurer le tableau et de le prolonger avec des objets de la vie quotidienne (un ballon, des fleurs, un parasol) ou d’y inclure des projections ouvre la voie à bien des expériences qui mettront à mal, par la suite, son caractère sacro-saint. Pour Martial Raysse, la société de consommation était un vaste réservoir dans lequel il puisait joyeusement les éléments de son vocabulaire : « Les Prisunics sont les nouveaux musées d’art moderne », se plaisait-il à dire.

D'une flèche mon coeur est percé 2008 Galerie Kamel MennourCollection particulière © Adagp Paris 2014Mais on connaît moins bien ce qu’il a fait après, c’est-à-dire, en gros, depuis le début des années 70 à nos jours. Car Martial Raysse a très vite rompu avec le Pop et même, pendant une certaine époque, avec le monde de l’art tout court (à la fin des années 60, déçu par les évènements de 68, auxquels il avait participé activement, il a tourné le dos aux galeries françaises et américaines qui avaient contribué à le faire connaître et s’est engagé dans des communautés hippies). Et surtout, ce qu’on avait vu de lui au cours de ces dernières années avait laissé perplexe. En rupture délibérée avec l’esthétique de ses premières œuvres, il était revenu à une peinture plus traditionnelle, que certains avaient vite qualifiée de conservatrice. Certaines toiles, même, ou certaines sculptures (puisqu’il  a toujours pratiqué les deux activités en parallèle), semblaient à la limite du kitsch et du pompiérisme. Sa dernière rétrospective avait eu lieu en 1992, au Jeu de Paume, et il y avait donc plus de vingt ans qu’on n’avait pas eu de regard global sur son travail. C’est dire si l’exposition présentée aujourd’hui à Beaubourg et qui a Catherine Grenier pour commissaire était attendue avec impatience.

Elle permet de faire le lien entre les différentes phases de son travail. Et de voir que, contrairement à ce qui a pu être dit ou écrit, il n’y a ni renoncement, ni véritable discontinuité dans celui-ci. En fait, après la période Pop, qui faisait l’apologie du monde de la consommation, Martial Raysse, par dégoût et par réaction, a voulu recommencer à zéro et repartir de rien. Dans les communautés hippies où il vivait, il s’est mis à réaliser des sculptures évoquant des rituels magiques à partir de matériaux simples et pauvres (la série « Coco Mato », du nom d’un champignon hallucinogène). Il a aussi réalisé un long-métrage, Le Grand Départ (le cinéma continue d’occuper une place importante dans son œuvre), qui était sorti en salles et qui racontait, dans une esthétique psychédélique, l’histoire d’une communauté qui embarquait sur le radeau de l’espoir, mais qui était trompée par son gourou, Mr Nature, et qui finissait par se disloquer1. Enfin, il a eu comme une sorte de révélation esthétique en prenant conscience, avec la série Spelunca (sept tableaux inspirés du Songe de Poliphile, une adaptation française d’un récit vénitien paru en 1499), du choc que représente la lumière méditerranéenne découverte au sortir d’une grotte et cette expérience lui a donné une vision mythologique du monde. Installé à la campagne, il a soudain vu l’univers qui l’entourait sous un autre jour et a considéré les évènements du quotidien comme autant de petits récits qui le rattachaient aux grands mythes ancestraux et à l’histoire universelle du monde.

Miss Bagdad 2003 Pinault collection © Adagp Paris 2014C’est de là que date cette nouvelle peinture – érudite et truffée de références savantes – de Martial Raysse qui a suscité tant de méfiance et d’incompréhension. Non content de donner à toutes ses oeuvres une dimension épique ou mythologique, il s’est aussi mis à parcourir les musées du monde pour établir un dialogue avec les grands chefs d’oeuvre de l’histoire de l’art et à utiliser des techniques anciennes comme la détrempe. D’où ces grands formats qui visent au classicisme et dans lesquels règne une atmosphère virgilienne ; d’où ces fresques comme La Folie Antoine (1998), qui étaient destinés à orner les murs d’une chapelle de son village natal et qui tendent, dans un même mouvement, à donner une vision globale de l’humanité. Certains portraits ne convainquent pas vraiment ou rappellent trop de choses (il cite Balthus parmi ses références), mais l’ensemble est d’une ambition extrême. Et quand on y regarde bien, on se rend compte que l’univers qu’il peint aujourd’hui n’est pas si éloigné, au fond,  de celui qu’il représentait dans les années 60. Comme lui, il chante les icônes, fait l’éloge de la femme et se nourrit du quotidien, mais ces icônes-là ne sont plus les mêmes, les femmes n’y sont plus arrachées des pages de magazine, le quotidien n’est plus celui qu’on trouve dans les rayons des Prisunics (qui d’ailleurs n’existent plus). Ce n’est pas tant la démarche qui a changé que la vision du monde. A ce titre, un tableau, qui est le fruit de plusieurs années de travail, fait à lui seul la synthèse de ces différents styles de ces différentes époques : Ici Plage, comme ici-bas, qui date de 2012 et est de taille gigantesque (300x900cm). Il s’agit d’une scène de plage, au premier plan de laquelle se trouve une bouée, comme dans Raysse Beach. Derrière se trouvent aussi des pinups en petites tenues et aux poses lascives et des jeunes garçons ambigus. Les couleurs avec lesquelles ils sont représentés sont vives, même dissonantes, voire agressives. Mais plus loin encore règnent la guerre, la destruction et la violence. Et les autres personnages du tableau, qui sont comme une masse inquiétante, ressemblent aux damnés de l’Enfer…

Non, Martial Raysse n’a pas changé, c’est le monde qui s’est transformé. Oui, il aime toujours autant les femmes, les couleurs et la lumière du Midi, mais celles-ci brillent avec un éclat différent, dans un ciel qui s’est quelque peu obscurci.

1Le film est disponible en DVD (distribué par MK2).

-Martial Raysse, Rétrospective, jusqu’au 22 septembre au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)

Images : Poissons d’avril, 2007, Acrylique sur toile, Peinture 259 x 300 cm, Pinault Collection, Photo : Arthus Boutin © Adagp, Paris 2014. D’une flèche mon coeur percé, 2008, Bronze, feuilles d’or blanc, Sculpture 250 x 105 x 120 cm, Galerie Kamel Mennour, Paris, Collection particulière © Adagp, Paris 2014 ; Miss Bagdad, 2003, Tempera sur toile avec collage., Peinture – 26.5 x 21.5 cm, Pinault Collection © Adagp, Paris 2014 (vu ses dimensions, Ici Plage, comme ici-bas est difficilement reproductible)

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

0

commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*