de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Parlez-moi d’amour…

Parlez-moi d’amour…

… « Redites-moi des choses tendres », précise la chanson. L’amour, vaste sujet, et qui est à la base de toutes les histoires et de toutes les créations depuis que le monde est monde. Mais aussi sujet casse-gueule, délicat et qui peut verser facilement dans la mièvrerie et le roman-photo. Il n’est pas aisé de parler d’amour tout en restant pudique, allusif, mesuré. Il suffit de rien, d’un peu trop de distance ou de trop d’ironie pour que le sujet s’effondre, devienne cynique, se vide de ce qui constitue son essence et sa raison d’être…

C’est à ce subtil équilibre que parvient Léa Bismuth, la commissaire de l’exposition Les Fragments de l’amour qui se tient actuellement à La Traverse, le centre d’art d’Alfortville et qui est inaugurée par une vidéo dans laquelle on voit Derrida lire un extrait de son livre sur la relation amoureuse, La Carte postale. Celle-ci peut paraître légère – et elle l’est d’une certaine manière -, en ce sens qu’elle n’aborde l’épanchement du coeur que dans son intensité, sa complexité, les différents acteurs qu’il met en jeu. Mais ce faisant, elle touche à des choses essentielles, comme la séduction et l’apparente facilité d’un concerto de Mozart peuvent laisser transparaître les vertiges les plus profonds de l’existence. Et surtout, elle confirme une tendance qui est de plus en plus à l’œuvre dans l’art contemporain, à savoir le retour de l’émotion, de l’intime, une manière d’oser dire : « je », mais qui ne constitue pas un exercice narcissique, une dérive autour de son nombril, et qui n’est pas incompatible avec une mise en perspective historique ou conceptuelle.

On relève ainsi, parmi la quinzaine d’artistes réunis ici, certaines œuvres qu’on avait déjà remarquées ailleurs et qui correspondent parfaitement à la définition dont il vient d’être question. Celles de Charbel-joseph H. Boutros, par exemple. Le travail de ce jeune artiste d’origine libanaise, qu’on a déjà pu découvrir dans les modules du Palais de Tokyo, où il a aussi été résident, s’apparente à ce qu’on pourrait appeler un « conceptualisme romantique », au sens où il unit une vue de l’esprit assez rigoureuse – et qui se traduit de manière sobre – avec de la sensualité et de l’émotion (un autre jeune artiste dont il a été plusieurs fois question dans ces colonnes, mais qui ne fait pas partie de l’exposition, Quentin Derouet, pourrait aussi appartenir à cette « famille »). Les œuvres présentées au centre d’art d’Alfortville sont comme les fragments souvent élémentaires d’un discours plus général sur l’amour et la relation amoureuse (comme les fameux Fragments d’un discours amoureux de Barthes qui ont aussi servi de guide à l’exposition) : ces sont deux tickets de caisse de supermarché dont les premières lettres des articles achetés forment, pour le premier, le mot « mon » et, pour le second « amour », un ballon gonflé avec les souffles mêlés de l’artiste et de la femme qu’il aime, Stéphanie Saadé, deux montres collées l’une sur l’autre comme si leur temporalité ne faisait plus qu’une, deux stylos porte-mine qui se font face et dont les mines s’emboîtent… Des gestes simples, presque évidents, mais qui disent bien la force et l’aspect fusionnel de la relation amoureuse.

DenizeAutre artiste dont il a déjà été question dans ces colonnes et qu’on est heureux de retrouver dans cette exposition : Mathilde Denize (cf http://larepubliquedelart.com/mathilde-denize/). La jeune femme, découverte au salon de Montrouge, ne livre pas davantage d’informations sur son mystérieux travail constitué d’assemblages d’objets, parfois trouvés ou de sculptures, qu’elle présente sur des socles blancs, comme pour les sacraliser ou les érotiser, et qui correspondent, au fond, aux mouvements d’une pensée (l’installation présentée ici a pour titre Le Moindre geste). C’est tout juste si, depuis ses premières installations, elle a introduit la peinture, qui donne une dimension plane à ce  reliquaire et l’inscrit dans un autre registre. Mais on sent une offrande, une main tendue, la volonté de faire remonter du passé des souvenir enfouis (comme cette photo à demi cachée et posée à côté d’une rose ou celle d’une africaine contorsionnée et comme prolongeant une bouche). A qui s’adresse alors ce geste, qui relève certainement du sentiment amoureux ? Au spectateur, à celui qu’elle convoque dans ce labyrinthe archéologique et qui est le seul, sans nul doute, à pouvoir en trouver l’issue…

Je ne connaissais pas le travail d’Anne-Lise Broyer, cette artiste qui déclare que « c’est en lectrice qu’elle aborde la monde », qui a déjà publié plusieurs livres et qui a surtout recours au médium photographique. Mais j’ai été très ému par les pièces qu’elle présente dans l’exposition et qui font référence à Bataille. L’une est une rose que Bataille offrit à Laure, la femme qui fut sa compagne juste avant la deuxième guerre, alors qu’elle agonisait, à peine âgée de trente-cinq ans. A côté d’elle se trouve le texte de Bataille qui y renvoie et, plus loin, une photo du chemin qui mène au cimetière de Vézelay où il est enterré. Une autre est un texte extrait des écrits de Laure et, plus loin, c’est une photo de sa tombe à elle qui est présentée. Dans les deux cas, ce passage de l’objet au texte et à l’image, de la vie à la mort et au souvenir, est délicat, sensible et touche au plus intime.

BroyerBroyerDans le même registre d’artistes disparus prématurément, on pourrait citer les images bouleversantes d’Alix Cléo Roubaud, cette photographe et écrivain d’origine canadienne, morte d’une embolie pulmonaire à 31 ans, qui a laissé un nombre important de petites photos en noir et blanc qui ont valeur de journal intime, et qui la mettent en scène, ici, avec son époux ou avec le cinéaste Jean Eustache. Ou celle d’Hervé Guibert qui représente simplement une main posée sur un torse nu d’homme (L’Ami). Et parmi les pièces marquantes de ces « fragments amoureux », on pourrait s’arrêter sur la rencontre qu’Agnès Thurnauer fit, il y a quelques années, au Louvre, d’une femme qui se révéla être une actrice de films pornos, qui lui fit cadeau d’une lettre qui fut à l’origine de son travail avec le texte peint sur la toile (Autoportrait)  et dont elle raconte ici l’histoire sous la forme d’un poster que le spectateur peut emporter (Histoire de Sylvia) ; ou sur l’étonnante sculpture de Javier Perez (des chaussures d’homme et de femme posées sur des ballons transparents) qui dit à quel point le chemin l’un vers l’autre est difficile et précaire (El espacio que nos separa) ; ou même l’œuvre de Julien Crépieux, Delphine, qui part du simple nom de Delphine Seyrig pour faire une « sérigraphie » la représentant et rendre ainsi hommage à cette icône du 7e art…

Mais tout –ou presque- serait à signaler dans cette jolie exposition qui n’a pas la prétention de révolutionner l’histoire de l’art, mais qui porte un regard sensible et juste sur ce sujet qui reste, au fond, le plus important de tous. Et bien sûr, d’autres œuvres (toutes les œuvres ?) pourraient sans doute y avoir leur place. Tiens, on pourrait juste regretter de ne pas y trouver deux pièces d’un artiste que la question a beaucoup inspiré et dont le travail est un peu moins visible ces derniers temps : François-Xavier Courrèges. La première, Nuancier, est constitué de moniteurs sur lesquels apparaissent alternativement le visage de jeunes hommes qui disent juste : « je t’aime » et la seconde, Another paradise, une vidéo, met en scène un couple d’inséparables : lorsque le premier meurt, on voit l’autre s’étioler jusqu’à mourir à son tour…

Les Fragments de l’amour, jusqu’au 12 mars au CAC La Traverse, 9 rue Traversière 94140 Alfortville (www.cac-latraverse.com)

Images : Charbel-j H.Boutros, Lovers, 2011 Courtesy the artist, Grey Noise et Jaqueline Martins Gallery ; Mathilde Denize, Le moindre geste, 2015 Courtesy the artist ; Anne-Lise Broyer, La Rose, 2015 Courtesy La Galerie Particulière – Galerie Foucher-Biousse-Paris et Bruxelles

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