de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Quoi de neuf? Picasso

Quoi de neuf? Picasso

« Picasso, encore Picasso ! N’a-t-on pas déjà tout dit sur le génial peintre et y a-t-il encore des aspects de son œuvre qui restent à découvrir ? Par ailleurs, son nom n’est-il pas surtout prétexte, pour les organisateurs d’expositions, à faire marcher le tiroir-caisse, car on sait qu’en ces temps de disette, il est encore un des seuls à attirer les foules ? » C’est en fulminant ces mornes pensées qu’on se rend au Grimaldi Forum de Monaco, où est présentée la grande exposition d’été de la Principauté : Monaco fête Picasso. La grande exposition, ou plutôt deux expositions, car sous ce titre générique se cachent en fait deux parties bien distinctes, une première consacrée à Picasso et la Côte d’Azur et une seconde consacrée aux œuvres de Picasso dans la collection d’Ezra et David Nahmad, deux marchands d’art d’origine syrienne dont la famille s’est installée en Italie. Et autant le dire tout de suite, on en sort totalement subjugué, tant les œuvres présentées y sont exceptionnelles par leur nombre et leur qualité et tant la présentation de celles-ci est éblouissante.

La première partie, donc, à vocation plus historique, est consacrée aux années que Picasso passa sur la Côte d’Azur, depuis les années 20 jusqu’en 1939, avant qu’il ne décide de s’y installer définitivement après la Guerre. Conçue comme un parcours chronologique et géographique, elle montre les différentes maisons que l’artiste loua lors de ses différents séjours (d’abord à Juan-les-Pins et Antibes, puis à Mougins et Cannes) et une partie des œuvres qu’il y créa. On y voit de magnifiques dessins et toiles néoclassiques, comme cette Femme lisant (1920), qui n’est autre qu’un portrait de sa compagne d’alors, Olga, enceinte, ou des dessins de baigneuses qui rappellent Ingres et toute une série de dessins de danseurs que le Maître réalisa lors d’un séjour à Monte-Carlo en 1925, où il était venu assister à la Première d’une nouvelle production des Ballets Russes, Zéphire et Flore, dans des  décors et costumes de Braque. On y voit aussi toute une série de somptueuses natures mortes qu’il réalisa la même année ou celle d’avant et qui montrent tellement bien l’influence de la lumière méditerranéenne (sur la côte d’Azur, Picasso retrouvait une lumière, des paysages et des traditions qui n’étaient pas sans lui rappeler son Espagne natale et qui l’inspiraient particulièrement). On y voit enfin toute une série de petites toiles qui sont rarement montrées car elles font partie de collections particulières et qui représentent les différentes maisons qu’il y a habitées : brossées à traits amples et simplificateurs, dans des couleurs la plupart du temps très contrastées, elles magnifient des demeures qui étaient souvent assez simples et les ouvrent sur un imaginaire particulièrement fascinant. Comme l’exposition est enrichie de nombreuses photos qui montrent l’artiste, sa famille et ses amis s’amusant ou s’adonnant aux joies de la plage, elle constitue un précieux témoignage du passage de Picasso sur la Côte d’Azur en ces années-là.

SONY DSCLa seconde partie est plus ambitieuse. Présentant une centaine d’œuvres appartenant à la collection Nahmad (qui est la collection privée la plus riche en œuvres de Picasso après celle des héritiers) et montrées quasiment pour la première fois (une partie seulement avait été dévoilée il y a deux ans au Kunsthaus de Zurich), elle est conçue comme une suite de variations, précédée d’un prologue, autour de thèmes qui ont été déterminant dans l’œuvre de Picasso : les natures mortes, la figure, la femme assise, les paysages, etc. Outre qu’on y voit des œuvres exceptionnelles – la Femme couchée à la mèche blonde de 1932 ou la Femme-oiseau (Dora Maar) de 1939, par exemple, on se rend compte à quel point Picasso était moderne en travaillant sur l’idée de « série », comme pour la série d’après les Femmes d’Alger de Delacroix ou celle d’après Le Déjeuner sur l’herbe de Manet. Et comme la collection est riche en œuvres de la dernière période de la vie de Picasso (les Nahmad ont commencé à le collectionner dans les années 60), on réalise à quel point, contrairement à ce qui a pu parfois être écrit, cette dernière période est fructueuse et inspirée : traversée par des thèmes récurrents (le peintre et son modèle, le mousquetaire, les femmes aimées), hantée par une sexualité débordante et joyeuse, elle fait preuve d’une vitalité, d’une imagination et d’un génie que pourraient envier  bien de jeunes artistes, soit disant dans la force de l’âge.

Une dernière anecdote pour finir : lorsqu’ils voulurent acheter des œuvres de Picasso qui n’était pas bien représenté en Italie à l’époque, les frères Nahmad vinrent à Paris voir Kahnweiler, son marchand, et repartirent avec plusieurs tableaux, dont un qui ne rentraient pas dans le coffre de leur voiture. Pour le transporter, les deux frères n’hésitèrent pas à le fixer sur le toit, mais lorsqu’ils arrivèrent à Milan, ils se rendirent compte avec horreur que la toile avait disparue. Ils rebroussèrent alors chemin et la retrouvèrent, intacte, sur la bas-côté de la route. Je ne sais pas si cette toile figure dans l’exposition de Monaco, mais pour toutes les autres qui s’y trouvent et qui sont autant d’œuvres majeures, il faut s’y rendre toutes affaires cessantes.

Monaco fête Picasso, jusqu’au 15 septembre, Grimaldi Forum, 10 avenue de la Princesse Grace 98000 Monaco (www.grimaldiforum.com)

Deux très belles publications, coéditées par le Grimaldi Forum et les Editions Hazan et sous la direction de Jean-Louis Andral, Marilyn McCully et Michael Raeburn, accompagnent l’exposition :

Picasso Côte d’Azur

Format : 24 x 28 cm. 130 Illustrations. 170 pages. Edition bilingue : français/anglais

Prix public : 25 €

Picasso dans la Collection Nahmad

Format : 24 x 28 cm. 240 Illustrations. 420 pages. Edition bilingue : français/anglais

Prix public : 49 €

Images : Pablo Picasso : Villa Chêne-Roc (Juan-les-Pins, 27 août 1931) , Huile sur toile, 16 x 27 cm, Collection particulière,Photo Maurice Aeschimann Genève © Succession Picasso 2013 ; Femme couchée à la mèche blonde, (21 décembre 1932),Huile sur toile, 130 x 162 cm, Collection Ezra et David Nahmad © Succession Picasso 2013

 

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commentaires

15 Réponses pour Quoi de neuf? Picasso

Passou dit :

Votre billet donne envie de réviser son jugement sur le Picasso tardif, ce qui n’est pas un mince exploit…

Versus dit :

Quelle belle époque que celle où l’on pouvait acheter un tableau de Picasso pour épater la galerie.On était pas très fixé sur sa situation à ce qu’il semble selon ce que vous nous rapportez…

Versus dit :

Ici, il faut avoir en mémoire – dès 1966 – ce que le célèbre critique d’art Clément Greenberg écrivait face à l’avalanche de « l’art moderne » venant des USA :  » L’art de Picasso a cessé d’ être indispensable. »

Versus dit :

Passou dit: 8 août 2013 à 9 h 22 min

Votre billet donne envie de réviser son jugement sur le Picasso tardif, ce qui n’est pas un mince exploit…

Vous ne croyez pas si bien dire Passou!

Hier faisant un vide grenier comme il en existe tant durant ce mois d’août je suis tombé dur L’Artifice de Guy Scarpetta Figures/Grasset 1988, un numéro d’avril 1966 de la revue Europe sur Delacroix ainsi que Peintures de Victor Segalen chez Mille.et.une.nuits.
En feuilletant le Scarpetta je suis tombé sur un remarquable article qui nous explique bien l’intérêt du Picasso tardif et qui est intitulé :  » Picasso après coup. »
Je vais y revenir dans le détail.

Jacques Barozzi dit :

Et sur l’exposition Picasso à Cannes, on aura droit à un petit papier, Patrick Scemama ?

Si j’ai l’occasion d’aller à Cannes, avec grand plaisir…

Jacques Barozzi dit :

Pour le prix d’un ticket d’autobus à 1 euro trente centimes on peut traverser toute les Alpes Maritimes ! Et puis une fois à Cannes, ne pas hésiter à monter jusqu’au Cannet, voir le musée Bonnard !

Ce n’est pas seulement une question de moyens, c’est aussi une question de temps. Par ailleurs, je connais le Musée Bonnard du Cannet qui est très beau et dont j’aimerais bien parler à l’occasion.

versus dit :

Avignon, Monaco,..et quoi d’autre à voir en Italie du Nord monsieur Patrick S.?

versus dit :

Pour en revenir à Picasso…
Ce qu’en disait donc Scarpetta dans son chapitre de L’ Artifice ( qui figura dans l’ exposition Picasso à Beaubourg, la même année, 1988.)
Le dernier Picasso 1959-1973, l’ œuvre tardive,
http://www.centrepompidou.fr/media/imgcoll/Collection/DOC/M5050/M5050_A/M5050_ARCV001_DP-1995031.pdf

versus dit :

Il faut à mon sens passer rapidement sur la démonstration récupératrice de Picasso « baroque cosmopolite » par Scarpetta et s’intéresser au tardif Picasso proprement dit et le constat et le contexte décrit par Scarpetta reste toujours juste quelques vingt-cinq ans après.

Le bordel d’ Avignon

 » Je revois cette journée de juillet 1970 où je suis entré dans le palais des Papes d’ Avignon, – là où étaient accrochés les cent soixante-sept tableaux et les quarante-cinq dessins exécutés par Picasso pendant l’année qui précédait. La sensation, immédiate, d’être confronté à l’un des univers les plus exubérants et les plus excessifs que la peinture ait jamais suscités. Mousquetaires, fu­meurs de pipes, échos du Siècle d’or, étreintes, baisers drôles et ravagés, corps féminins tordus, obscènes, convulsés, avec leurs organes sexuels impudiquement exhibés, — à travers tout cela, une idée s’imposait: il était là, devant moi, le véritable « bordel d’Avi­gnon », beaucoup plus que dans la toile de 1907 qui porte ce titre (celle que la pruderie du milieu artistique continue à désigner par le ridicule euphémisme qui transforme les putes en « demoi­selles »). Comme si, au fond, à l’audace de 1907 répondait, plus de soixante ans après, une autre audace, insolente et acharnée, peut-être plus bouleversante encore dans sa force d’ébranlement.
Et pourtant, d’une certaine façon, à cette époque-là, je ne pou­vais pas adhérer à cette peinture sans réserve. Lorsque j’y repense, j’ai le souvenir d’une attitude clivée, embarrassée: d’un côté, il m’était impossible de n’être pas ébloui par une telle démesure, une telle virtuosité ; d’un autre côté, les préoccupations esthétiques qui étaient alors les miennes (et pas seulement les miennes) m’entraî­naient vers une tout autre longueur d’onde. Picasso, en somme, n’était pas loin de m’apparaître comme un indiscutable génie, mais
un génie anachronique.
Pour préciser: ce qui nous mobilisait, dans les turbulences de l’après-Mai, c’était la tentative de conjuguer ou d’articuler deux radicalités (l’artistique et la politique), — sur le modèle, si l’on veut, du Futurisme russe des années vingt, récemment redécou­vert. Le champ pictural? Nous en étions à réévaluer, au-delà du « renversement » matissien des années cinquante, la grande abs­traction américaine (Pollock, Rothko, Newman, Motherwell, Kline, De Kooning) — dont le chauvinisme français avait, selon nous, scandaleusement sous-estime la portée. Les peintres de notre génération? Des artistes minimalistes (dont la généalogie s’élabo­rait du côté de Malevitch et de Newman), « matériologiques » (le groupe Support-Surface et sa périphérie), voire carrément nihi­listes (de Buren et Toroni aux Conceptuels). Tout cela, si antago­niste à Picasso (à sa positivité, à ses surcharges et outrances ba­roques, à son parti pris figuratif obstiné), ne pouvait que nous
éloigner de lui.
Un mot de Clément Greenberg, en 1966, avait par avance défini, à la limite de la caricature, la radicalité de cet état d’esprit: « L’art de Picasso, écrivait-il, a cessé d’être indispensable1. »
Et pourtant, en ce qui me concerne, cette confrontation au

« style tardif » de Picasso n’avait pas manqué de produire, souterrainement, ses effets; cette peinture dont tout, dans l’ordre de l’actualité ou de la « théorie », aurait dû me séparer, n’en conti­nuait pas moins à exercer sur moi, à distance, une sorte de fascina­tion lancinante, secrète (un symptôme: il m’arrivait de me sur­prendre à griffonner, machinalement, certains dessins où l’influence de l’exposition d’Avignon était tout à fait manifeste). Cette époque est loin, désormais (je puis même apercevoir ceci : la leçon de Picasso, plus ou moins consciemment, aura joué un rôle non négligeable dans la façon dont j’ai été amené peu à peu à prendre congé de ses utopies et de ses dogmes). Les « avant-gardes » des années soixante-dix fonctionnaient pour l’essentiel à coups d’interdits (au nom d’un « sens de l’histoire » conçu comme irréversible, d’une mythologie du progrès en art) ; il aura fallu attendre la levée de ces interdits pour que Picasso revienne (au sens, pour ainsi dire, d’un « retour du refoulé »), s’impose, — pour qu’il ne soit plus anachronique de l’admirer pleinement. »
Guy Scarpetta L’ Artifice Grasset 1988.

versus dit :

Pour la journée de juillet 1970 à Avignon, le catalogue ici, pour voir ( une petite idée..) ces peintures sur les murs
http://www.abraxas-libris.fr/fiche.php?id=37341

Il faudrait aussi en extraire certains passages de la préface de René Char..
( Ce que je ferai à partir de mon exemplaire personnel tout à l’heure et si cela ne vous embête pas trop Patrick Scemama!)
à+

versus dit :

l’après-coup

« Ce qui s’est imposé à nous: l’histoire de l’art, sans doute, relève moins d’un modèle de l’évolution, du progrès (ce « darwinisme esthétique » selon lequel chaque œuvre nouvelle était censée dé­passer ou périmer les précédentes), que d’une logique de 1 »après-coup, — l’une des fonctions de chaque invention artistique ou formelle est de remodeler le passé, d’élaborer rétroactivement sa filiation, de transformer ou de redistribuer l’histoire du code: ainsi, c’est de toute évidence à travers Manet que nous « lisons » Giorgione ou Velasquez, à travers le Surréalisme que nous exhumons Jérôme Bosch, à travers Pollock que nous redécouvrons Tintoret, à travers Rothko que nous nous réapproprions Turner, à travers Picasso que nous pouvons voir autrement Greco, Rubens ou Rem­brandt.

Ce changement de perspective implique, probablement, la fin de toute idéologie moderniste (autrement dit : ce qui qualifie l’œuvre de Picasso, ce n’est pas d’être une étape dans une ligne d’évolution unique et obligée, c’est sa valeur d’exception, dans l’instant, et sa méta-historicité). Notons en passant qu’un écrivain comme Octavio Paz, à l’époque même de l’exposition d’Avignon, avait déjà pointé cela (« Fin de l’art? écrivait-il, Non, fin de l’époque moderne », et, avec elle, de l’idée d' »art moderne » »).
Notons aussi que Picasso lui-même, malgré son adhésion de surface aux idéologies progressistes, n’avait cessé d’exprimer la défiance la plus explicite, dans le champ qui était le sien, envers la notion d’« évolution »: «Des sujets différents, disait-il, appellent inévitablement des méthodes différentes. Cela n’a rien à voir avec l’évolution ou le progrès»; ou encore: « Pour moi, l’art n’a ni passé ni avenir. Si une œuvre d’art ne vit pas de façon permanente dans le présent (je souligne), elle ne mérite pas qu’on s’y arrête. »
Ce qui, d’ailleurs, me semble définir assez bien le rôle des historiens d’art (y compris ceux qui se consacrent à Picasso): nécessaire, certes, mais totalement insuffisant.

Pour en revenir à l’effet d’après-coup, le paradoxe est celui-ci : Picasso est plus que jamais « dans le présent », — et il n’y a pourtant aujourd’hui aucun peintre, aucun mouvement, qui nous permette de le « relire » rétroactivement. Je sais bien qu’une idée reçue circule, qui rattache la désinvolture, le jeu avec le « mauvais goût » de sa dernière période à des phénomènes récents comme la bad painting ou la figuration libre (c’était tout le sens, par exemple, d’une exposition comme « A new spirit in painting », à la Royal Academy de Londres, au début des années quatre-vingt, qui tentait de montrer l’influence du dernier Picasso sur les jeunes générations). Mais à bien y regarder, une telle filiation est loin de s’imposer. La bad painting se réfère volontiers à des registres mineurs (le graffiti, la culture rock, la bande dessinée), là où Picasso persistait à rivaliser avec le « grand style » (Greco, Rem­brandt, Velâzquez) ; la bad painting participe d’un certain nihilisme (ou du moins d’une volonté avouée d’amnésie), là où Picasso traitait une mémoire ; la bad painting provoque le purisme et l’ascétisme des mouvements qui l’ont immédiatement précédée (c’est même pourquoi elle reconduit, paradoxalement, la logique avant-gardiste qu’elle prétend congédier), là où l’art de Picasso jouait sur ce que les historiens appellent la « longue durée » ; la bad painting se veut délibérément « barbare », là où la sauvagerie et la vulgarité apparentes du dernier Picasso n’ont de sens qu’à étendre, élargir, le champ de la culture.
Il faudrait dire, plutôt: notre regard est devenu apte à aimer le style tardif de Picasso, non pour des raisons positives (une nouvelle période dont il serait le précurseur, et qui permettrait de le rééva­luer), mais pour des raisons négatives (la fin des tabous et des interdits de l’avant-gardisme). Ou plus exactement: la bad painting et la réhabilitation des dernières années de Picasso ont une même cause, sans pour autant avoir entre elles de lien causal.
D’où la singularité du cas de Picasso, aujourd’hui: de plus en plus reconnu comme un sommet dans l’art du xxe siècle, — mais profondément refoulé dans l’ordre de ce qui se peint.

LA PEINTURE DE LA PEINTURE
II est un aspect de Picasso, pourtant, par où il aurait pu ren­contrer certains aspects de l’avant-gardisme qui lui,était contempo­rain : c’est la série des ateliers (1955-1956), ou celle, résurgente, du «peintre et son modèle » (notamment: 1963, 1965). Picasso, là, manifestement, prend « l’acte de peindre » pour sujet (fait « la peinture de la peinture »), à l’heure même ou certains ont pour objectif d’écrire le roman du roman (Nouveau Roman, Tel quel), où d’autres postulent le théâtre du théâtre (le brechtisme), ou le cinéma du cinéma (Godard). Les années soixante et soixante-dix, rappelons-le, voient émerger l’utopie, marxisante, d’un art qui exhiberait son « processus de production », qui dévoilerait son « travail caché ».
Or, ce n’est sans doute pas un hasard si un tel rapprochement n’a pas, à l’époque, été fait, — s’il ne s’est trouvé personne pour désigner Picasso comme le « Brecht de la peinture », comme l’on faisait de Godard, par exemple, et pour une grande part à contre­sens, le « Brecht du cinéma ».
C’est qu’il y a, dans ces séries, quelque chose de totalement irréductible aux théories de la distanciation : une implication direc­tement physique, au contraire, et même explicitement erotique. Les ateliers? Ils sont, on le sait, de véritables « paysages inté­rieurs », où Picasso joue de formes décoratives, de volutes ba­roques, — pas très éloignées, dans leur style, de celles qui ac­compagnent les portraits de Jacqueline en odalisque, à la même époque (moment où Picasso, de son aveu même, est au plus près de la sensualité matissienne). Le peintre et son modèle? Étonnante métamorphose du motif, à travers sa variation: peu à peu, le « prétexte » (peinture autoréférentielle) disparaît, le tableau à l’in­térieur du tableau s’amenuise, s’efface, le corps à corps s’impose, le modèle est peint « directement » (le pinceau devient pénis, penello, il entre dans la chair), ça se renverse, se culbute, — l’acte de peindre est clairement désigné comme la pénétration et la traversée du corps féminin. Rien, en somme, de moins distancié: non pas la froideur du second degré didactique (du commentaire), mais l’engouffrement au cœur du désordre rythmique et charnel dont la peinture est tout à la fois l’effet et l’analogie. Autrement dit: si Picasso, ici, dévoile une « part cachée » de la peinture, ce n’est pas le travail, — c’est le désir. »

Guy Scarpetta opus cité pp.73-74.

Merci de me faire découvrir ce très beau texte de Guy Scarpetta, que je ne connaissais pas et qui me semble très juste. Mais il date d’il y a déjà plus de vingt ans et le fait de revoir le Picasso tardif aujourd’hui le place dans une autre perspective. Ce qui frappe, en effet, c’est la liberté dont il pouvait faire preuve: liberté de peindre sans se soucier du bon goût ou du bien peindre ou de la séduction. C’est l’œuvre d’un vieux monsieur qui n’a plus rien a prouver et qui peut tout se permettre. Cette liberté, éloignée de tout dogme ou de toute institution, cette insolence au fond,c’est ce qui lui donne encore autant de force aujourd’hui.

On pourrait parler aussi de cette palette parfois si vive, de cette manière de diluer la peinture ou de cette représentation simplifiée à l’extrême qui annoncent tant la manière dont travaillent de nombreux peintres aujourd’hui.

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