de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Rentrée des galeries, première salve

Rentrée des galeries, première salve

C’est la rentrée, les galeries rouvrent et une première salve d’expositions a été vernie le week-end dernier. Parmi elles, certaines ont décidé d’opérer une transition en douceur en proposant des œuvres qui rappellent les vacances, les couleurs, une certaine insouciance. C’est le cas de la galerie Michel Rein, qui propose une exposition d’Armand Jalut intitulée Hanging in place (« Tout est à sa place »), en souvenir des paroles d’une chanson écrite par Lee Hazlewood en 1970, célébrant le cuir et la dentelle. Et le cuir, effectivement, avec ses plis et ses reflets, est une matière que le peintre, avec une grande dextérité, prend un malin plaisir à reproduire, lui qui avait réalisé récemment des grandes toiles représentant des bottes féminines, de manière presque sérielle, qui étaient porteuses d’une évidente charge érotique. Ici, il est présent sous la forme de blousons que l’artiste associe à d’autres vêtements (des pantalons et des chemises), et à des fleurs, un des autres thèmes fétiches de sa peinture. Le tout dans de grandes compositions très soignées, où les éléments s’interpénètrent les uns aux autres, dans une symbolique qui évoque toujours le baroque et la sensualité. Mais à la différence des séries précédentes, Armand Jalut a peint ici avec un fond fluo qu’il laisse parfois en réserve et qui irradie toute la toile. Du coup, l’aspect pop n’en est que plus évident, la couleur s’impose et triomphe dans des contrastes saisissants et la jouissance de peindre semble à son comble. Une jouissance que partage le spectateur, bien sûr, par la même occasion.

Cette jouissance – ou cette jubilation – est également présente dans la nouvelle exposition que propose Mathieu Cherkit, un artiste dont il a été souvent question dans ces colonnes (cf Mathieu Cherkit – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), et dont la fausse naïveté nous a toujours ravis.  On y retrouve donc les intérieurs aux couleurs chaudes et aux perspectives tronquées de sa maison, les plantes de son jardin, les jouets que son fils a laissé trainer ça et là ou encore la vaisselle qui s’accumule dans l’évier. Et bien sûr avec cette pâte épaisse qui est sa marque et qui déborde toujours du châssis. Mais est-ce parce qu’il a changé de maison puis de galerie (il était chez feu la galerie Jean Brolly et vient de passer chez Xippas) ? Quelque chose s’est modifié, comme une sorte de gravité, d’interrogation. Pour preuve, un autoportrait qui tranche avec les compositions auxquelles l’artiste nous a habitué, même s’il ne s’agit pas du premier qu’il réalise. On le voit serrer le poing, comme dans le fameux Boxeur de Bonnard, et regarder le spectateur bien en face. Comme dans une sorte de défi, une manière de dire que tout cela n’est pas facile et qu’il faut constamment se battre pour y arriver. La toile s’intitule d’ailleurs La Grande Bagarre. Et l’exposition toute entière a pour titre Time’s Up ? (Le Temps est écoulé ?). Mathieu Cherkit semble vouloir nous faire sentir qu’il a vieilli, que les choses ne sont plus exactement comme elles étaient, que peut-être une étape a été franchie qui l’éloigne définitivement des années joyeuses où il vivait avec toute sa famille dans un pavillon à Saint-Cloud. Pour autant, l’exposition n’est pas nostalgique et le plaisir de peindre y est toujours manifeste.

La jouissance est aussi au centre de l’exposition que le peintre d’origine chinoise Xie Lei présente chez Semiose, la première dans cette galerie. Mais la jouissance au sens sexuel, dans l’acceptation physique du terme. D’ailleurs l’exposition s’intitule Chant d’amour, en hommage au film de Jean Genet, et c’est le désir qui semble animer les corps que l’artiste met en scène. Mais la jouissance -et plus particulièrement l’orgasme- s’appelle aussi « petite mort » en français et c’est dans toute cette dichotomie entre plaisir et souffrance, eros et thanatos, que prend source l’inspiration de l’artiste. Ici, c’est un homme qui tient une tête dans ses mains dans un geste plein de tendresse. Mais cette tête a-t-elle été coupée ou s’agit-il d’un artifice ? Là, c’est un autre homme qui a un serpent autour du cou. Mais y a-t-il danger ou s’agit-il simplement d’un jeu ? Là, c’est un troisième, allongé, qui semble littéralement sortir de son corps. Est-ce l’effet de l’orgasme qui le projette hors de lui ou son âme qui s’élève, parce qu’il vient de rendre son dernier souffle ? Tout l’art de Xie Lei est dans ce trouble, dans cette ambiguïté qui est déstabilisante et peut parfois provoquer le malaise. Avec peu de couleurs (des bleus, des verts, soit des couleurs froides, ou au contraire des oranges très chauds), une technique remarquable et un magnifique travail sur la lumière, il parvient à imposer un univers immédiatement reconnaissable et qui se distingue par sa singularité.

Enfin, si le plaisir rétinien vous semble trop immédiat, vous pouvez toujours vous tourner vers l’exposition très conceptuelle que présente Mara Fortunatović chez Gilles Drouault. L’artiste, qui travaille essentiellement sur le blanc, y montre une sorte de recréation de son univers domestique en se demandant qu’est-ce que la paresse, qu’est-ce le processus créatif, jusqu’où peut-on aller dans le relâchement sans que cela s’apparente, justement, à de la paresse. Cela donne un ensemble de pièces, qui peut être perçu comme une installation globale, où l’on est amené à s’installer et à regarder ces matériaux que l’on pense être en papier alors qu’ils sont en acier et qui portent la trace de toute la préparation de l’exposition (un bureau, par exemple, apparait dans un premier temps comme un simple plateau de verre, mais si on le regarde plus précisément, on se rend compte que des notes, des captures d’iPhone ou des échanges de mails y sont gravés en transparence). C’est assez radical, mais subtil, intelligemment pensé et réalisé.

Et si le travail de Mara Fortunatović vous semble trop cérébral, il vous est possible d’aller voir le dialogue quasi muséal que propose la galerie David Zwirner entre Fred Sandback et Giacometti. Les deux artistes n’appartiennent pas à la même génération, il n’y a pas à proprement parler de filiation (les artistes du minimalisme se sentaient plus proches de Brancusi), mais une même verticalité anime leur démarche. Verticalité de la sculpture chez Giacometti, qui, au fil du temps, s’affine de plus en plus et verticalité des fils de laine que Sandback tend du sol au plafond pour créer des espaces invisibles. Chez Zwirner, dans la grande salle sous verrière, plusieurs œuvres de l’artiste américain ont été mises en regard avec des dessins du franco-suisse venus d’une collection particulière. Et dans l’autre salle, plus petite, ce sont des dessins du premier qui font face à une sculpture du second. Le dialogue fonctionne bien et les œuvres sont, de toutes façons, exceptionnelles. Fallait-il alors rapprocher ces deux artistes ? Pourquoi pas, mais on se dit qu’il y a là quelque chose qui relève de l’exercice de style et que d’autres aussi, peut-être, auraient pu faire l’affaire.

-Armand Jalut, Hanging in place, jusqu’au 8 octobre à la galerie Michel Rein, 42 rue de Turenne, 75003 Paris (www.michelrein.com)

-Mathieu Cherkit, Time’s Up ?, jusqu’au 8 octobre à la galerie Xippas, 108 rue Vieille-du-Temple 75003 Paris (www.xippas.com)

-Xie Lei, Chant d’Amour, jusqu’au 8 octobre à la galerie Semiose, 44 rue Quincampoix 75004 Paris (www.semiose.com)

– Mara Fortunatović, « Ce qui reste, 2022, pensée non réalisée matériau imaginaire dimensions idéales » , jusqu’au 12 octobre à la galerie Gilles Drouault, 17 rue Saint-Gilles 75003 Paris (www.gillesdouault.com)

Giacometti/Sandback, L’Objet invisible, jusqu’au 24 septembre à la galerie David Zwirner, 108 rue Vieille-du-Temple 75003 Paris (www.davidzwirner.com)

Images : Armand Jalut, Hanging in Place, Michel Rein, Paris, 03.09-08.10.2022 Courtesy de l’artiste et Michel Rein, Paris/Brussels photo : Florian Kleinefenn ; Mathieu Cherkit, La grande bagarre, 2022, Huile sur toile, 100 x 81 cm, Courtesy de l’artiste et galerie Xippas Photo: Frédéric Lanternier ; Xie Lei Embrace II, 2022 Huile sur toile / Oil on canvas 170 × 130 cm / 66 7/8 × 51 1/8 inches 172 × 132 × 6 cm / 67 6/8 × 52 × 2 3/8 inches (encadré/ framed) Nº Inv. XL22008 Photo : A. Mole Courtesy Semiose, Paris ; installation view Giacometti/Sandback: L’Objet Invisible, David Zwirner, Paris, September 3—24, 2022. Courtesy David Zwirner © Succession Alberto Giacometti / Adagp, Paris 2022 © 2022 Fred Sandback Archive

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