de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Tacita Dean, paysages intimes

Tacita Dean, paysages intimes

Dans le premier volet de l’exposition Avant l’orage qui se tient actuellement à la Bourse de Commerce (cf Avant et après l’orage – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), il y avait déjà un magnifique dessin à la craie de Tacita Dean qui représentait des nuages – ceux qu’elle voulait attraper lorsqu’elle était enfant – et témoignait de l’instabilité et de la fragilité de notre monde. On retrouve ce dessin à l’entrée du second volet, mais il est entouré de bien d’autres, car l’artiste britannique, qui vit désormais entre Berlin et Los Angeles, y est à l’honneur. Elle a pris en effet la place de Danh Vo dans la rotonde, mais a aussi investi la galerie 2 par une série de pièces souvent impressionnantes qui ont les saisons comme fil conducteur. Elle s’ouvre par un autre immense dessin à la craie de plus de sept mètres de long, The Wreck of Hope, Le Naufrage de l’espérance (qui reprend le sous-titre du célèbre tableau de Caspar Friedrich, La Mer de glace), qui représente un glacier en train de fondre. C’est le troisième d’une série de dessins représentant des paysages « blancs » subissant une dégradation naturelle et sans doute son dernier, car l’artiste souffre d’une maladie, l’arthrose, qui ne lui permet plus de s’attaquer à des pièces d’une telle dimension. Il symbolise bien sûr l’hiver, mais paradoxalement l’été aussi, puisque le réchauffement climatique détruit progressivement ce glacier millénaire. Sa technique, la craie, qui peut s’effacer à n’importe quel moment, renvoie à la vulnérabilité de l’univers et à cette disparition inéluctable des choses. Sur le dessin, parfois de manière peu lisible, Tacita Dean a inscrit, comme dans un journal, des éléments de sa vie personnelle ou des faits d’actualités, comme l’agression dont a été victime Salman Rushdie l’an passé.

Un peu plus loin, pour figurer le printemps, elle est allée au Japon pour photographier d’ancestraux cerisiers dont les branches sont étayées pour soutenir leurs floraisons éphémères, symbole de la renaissance cyclique de la vie. Elle en a fait des tirages gigantesques sur lesquels elle est intervenue aux crayons de couleurs, soit en redessinant le feuillage, comme pour la magnifier, soit au contraire le fond, comme pour accentuer le contraste et lui donner un aspect presqu’irréel. C’est un travail de fourmi, comme un acte d’amour, qui rend hommage à la noblesse de ces arbres que tout le monde vénère, mais qui joue aussi sur la différence entre la rapidité de la photographie et l’incroyable lenteur du dessin. L’automne, lui, est représenté par une suite abstraite de photogravures réalisées à partir d’une plaque en métal servant à transporter les œuvres dans sa galerie parisienne et sur laquelle le temps a laissé ses traces et l’été par une suite de petits monotypes pour lesquels l’artiste a demandé à ses amis de se remémorer des souvenirs ou des sensations qu’ils ont pu éprouver à cette belle période de l’année.

Dans la rotonde, un pavillon circulaire a été construit pour abriter la vidéo que Tacita Dean a réalisée spécialement pour l’occasion. Il s’agit d’un film en 35mm qui répond à la fresque coloniale – mais qui évoque aussi le passage des saisons -, qui orne la coupole du bâtiment, et dont la projection se déplace sur les parois du pavillon, comme une horloge (on peut donc évoluer avec le film ou attendre qu’il revienne vers vous). A l’histoire officielle, l’artiste répond par une histoire personnelle à travers un procédé très complexe, qui consiste à masquer partiellement l’obturateur à l’aide de différents caches, comme dans la technique du pochoir : elle a en effet filmé toute série de cartes postales de sa collection, certaines datant du XIXe siècle, en introduisant à l’intérieur des extraits ou des rushs non utilisés de ses précédents films. Elle crée ainsi une double temporalité et une double histoire, confrontant des images souvent un peu attendues du monde avec des souvenirs personnels qui viennent d’une autre époque et racontent des choses beaucoup plus intimes. Dans le film, on la voit apparaître, elle, jeune, souriante, ou nue, s’amusant à singer la Statue de la Liberté, mais on voit apparaître aussi ses amis ou les gens qu’elle a aimés et filmés comme Julie Mehretu, Merce Cunningham ou David Hockney, souvent des gens âgés. Le film est muet, mais le seul son qu’on entend est celui du projecteur, car à l’image du regard qu’elle porte sur la vulnérabilité des choses, Tacita Dean veut à tout prix préserver les techniques anciennes, l’analogique et l’argentique qui font état de la matière et dont la préservation est menacée.

Il s’intitule Geography Biography, c’est le titre de l’exposition toute entière. Et c’est bien de cela qu’il s’agit, une biographie qui passe par tous les paysages qu’elle a arpentés, par toutes les expériences auxquelles elle s’est confrontée, par toutes les histoires qu’elle a vécues ou simplement imaginées. Obsédée par le temps qui passe, la cartographie, la trace, Tacita Dean est une artiste sensible qui habite poétiquement le monde et fait corps avec lui (cf Le temps traversé de Tacita Dean – La République de l’Art (larepubliquedelart.com). Et c’est une artiste qui a toujours utilisé avec autant de bonheur les différents médiums : dessin, photo, film. C’est ce qu’elle fait dans cette exposition et c’est aussi ce qu’elle fait sur la scène du Palais Garnier où, après Londres, elle a créé les décors et les costumes du ballet de Wayne McGregor, sur une ambitieuse partition de Thomas Adès, The Dante Project. Inspiré de La Divine Comédie, le ballet est composé des trois parties que sont L’Enfer, Le Purgatoire et Le Paradis. Pour la première, l’artiste conçoit un dessin à la craie représentant des montagnes qui, grâce à un système de miroirs, se reflète et donne un sentiment qu’on le voit depuis le bas, de manière renversée. Pour la deuxième, elle colorie encore le feuillage d’un arbre majestueux dans les rues de Los Angeles. Pour la troisième, elle réalise un film abstrait qui reprend les formes du cercle planétaire que Botticelli a utilisé dans ses illustrations de l’œuvre de Dante et qui est projeté au-dessus de la scène. Ce sont trois ambiances très différentes, qui ouvrent des compositions et des déplacements dans l’espace différents et qui donne un aperçu global de son travail.

Que ce soit donc dans l’architecture imposante de la Bourse de Commerce, sur la scène de l’Opéra Garnier ou même dans sa galerie, Marian Goodman, où elle présente une sélection d’estampes, Tacita Dean est partout en ce moment et toujours avec une même générosité, un même sens de la beauté et de la fragilité.

-Tacita Dean, Geography Biography, une nouvelle exposition de la saison Avant l’orage, Bourse de Commerce, Pinault Collection, 2 rue de Viarmes 75001 Paris (www.pinaultcollection.com)

The Dante Project, jusqu’au 31 mai à l’Opéra Garnier (www.operadeparis.fr)

Images : Tacita Dean, Sakura Study (Taki I), 2022, crayon de couleur sur tirage chromogène sur papier Fuji Velvet marouflé sur papier, 40.8 × 58 cm. Courtesy de l’artiste, de Marian Goodman Gallery (New York / Paris / Los Angeles) et de Frith Street Gallery (Londres). Photo: Simon Hanzer ; Geography Biography, 2023. Film anamorphique 35mm au format portrait en diptyque. Couleur et noir & blanc. Muet. 18 min. 1/2, en boucle. Photogrammes. Courtesy de l’artiste, de Marian Goodman Gallery (New York / Paris / Los Angeles) et de Frith Street Gallery (Londres) ; The Dante Project, The Royal Ballet © 2021 ROH. Photo: Andrej Uspenski.

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