de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Twombly, les mythes et la chair

Twombly, les mythes et la chair

Pour rentrer plus facilement dans l’univers réputé difficile du peintre américain Cy Twombly (1928-2011), il est peut-être nécessaire de rappeler le milieu familial dans lequel il a grandi : né à Lexington, dans le sud des Etats-Unis, il est très vite confronté à la culture classique, puisque son père, professeur de sport, et sa sœur, de quatre ans son ainé, ont étudié le grec et le latin. D’une grande curiosité intellectuelle, le jeune homme entreprend rapidement des études d’art et, en 1952, lorsqu’il demande une bourse pour pouvoir faire un voyage en Europe, il énonce un programme plus qu’ambitieux : il veut « étudier les dessins préhistoriques des grottes de Lascaux », mais aussi visiter les musées français, italiens, néerlandais et découvrir l’architecture gothique, baroque et les ruines romaines ! Il fera ce voyage avec Robert Rauschenberg, qu’il a rencontré quelques années plus tôt, alors qu’il était encore étudiant au Black Mountain College où étudiait aussi John Cage et, ensemble, ils iront  jusqu’au Maroc. Ce voyage sera déterminant pour le reste de son existence, parce que non seulement il va y trouver les mythes et les paysages qu’il connait déjà par les livres et qui vont être l’essence même de son œuvre, mais aussi parce qu’il va tomber amoureux de l’Italie, où il vivra bientôt jusqu’à la fin de ses jours.

Sa culture est immense. Il lit aussi bien les classiques grecs et romains (Homère, Virgile, Ovide, Sappho) que Goethe, Keats, Mallarmé, Rilke ou le poète mystique perse du XIIIe siècle Djalâl-al-Dîn Rûmî. Et il semble se complaire dans cet idéal de beauté et de raffinement, voire de dandysme. Dans un reportage publié par Vogue en 1966, on le voit, photographié par Horst P. Horst, qui fut en son temps l’amant de Visconti, dans son sublime appartement romain, entouré de statues antiques et d’objets d’art, aux côtés de Tatiana, une aristocrate aux coiffures élaborées qu’il a épousée en 1959, et de leur fils, Alessandro, déguisé en général napoléonien. Le paradoxe, c’est que son œuvre, loin d’être rétrograde, passéiste ou nostalgique, fait preuve d’une extrême contemporanéité. Cy Twombly est certes nourri de références et de culture classiques, mais il le traduit dans un style extrêmement personnel. Faisant le pont entre l’expressionnisme abstrait qui règne à New York à ses débuts et les mythes qui ont servi de berceau à la civilisation occidentale, il invente un langage pictural que certains associeront au graffiti et qui mêle l’écriture, le geste, l’éblouissement du trait ou de la couleur dans une fusion qui relève de l’alchimie.

Twombly 2 bisC’est ce que montre la très belle exposition qui vient d’ouvrir au Centre Pompidou, sous le commissariat de Jonas Storsve (première rétrospective complète depuis la mort de l’artiste et qui permet de voir des oeuvres jamais montrées en France jusqu’alors). Elle est bâtie autour de trois grands cycles, qui ont été des étapes essentielles dans sa carrière. Le premier, Nine Discourses  on Commodus, a été réalisé en 1963, suite à l’assassinat du président Kennedy, à une époque où Twombly craignait que son pays ne sombre dans la violence. Inspiré par la vie de l’empereur romain Commodus, il se compose de neuf grandes toiles sur fond gris, qui sont comme des explosions de sang et de chair (celles du cerveau de Kennedy qui macula le tailleur clair que portait Jackie, son épouse, assise à ses côtés au moment de l’assassinat) et qui, au moment où le minimalisme s’imposait dans le monde de l’art américain, n’eurent aucun succès auprès de la critique. Le deuxième, Fifty Days at Iliam, date de 1978 et trouve sa source dans L’Iliade d’Homère. Comme l’artiste est surtout fasciné par Achille, incarnation pour lui de la puissance masculine, il change la lettre « u » d’Ilium, qui est le nom ancien de Troie, en « a », pour donner « Iliam » et faire ainsi du héros le pivot de son cycle. Le troisième, enfin, Coronation of Sesostris, est le plus récent, puisqu’il date de 2000. Là, c’est le voyage en barque solaire du dieu égyptien Râ qui intéresse Twombly et il le mêle à des vers de Sappho ou à ceux de la poétesse contemporaine Patricia Waters.

Et tout au long de l’exposition, on peut voir l’évolution de l’artiste, depuis les toiles très denses et austères des débuts (en noir et blanc, réalisées à la peinture industrielle) jusqu’aux dernières, à l’huile, qui sont des explosions de couleur et qui allient à la rigueur de la forme une indescriptible violence ou sensualité (la série Bacchus, peinte pendant la guerre en Irak, et dont la peinture rouge évoque aussi bien le vin que le sang). En passant par le travail sur l’écriture, qui passionna tellement Barthes qu’à la demande d’Yvon Lambert, un des grands défenseurs et collectionneurs de Twombly en France,  il écrivit sur le peintre un texte éclairant1. Ou par les peintures tardives de fleurs, qui ne sont pas sans rappeler Monet et les impressionnistes. Ou par la réponse au minimalisme qu’il donna en 1966 avec une série de toiles grises et noires sur lesquelles il traça, à l’aide d’un bâton de cire blanche, des formes simples et des graphes circulaires. La sculpture et la photographie, enfin, deux activités moins reconnues de l’artiste, alors qu’elles dévoilent des pans très intimes de sa personnalité, ont aussi leur place dans l’exposition.

Twombly 3 bisOn peut donc aborder l’œuvre de Twombly par la culture et on n’aura pas tort,  parce qu’elle se fonde sur les références et l’Histoire (avec un grand « H ») de l’humanité (Twombly est un peintre d’histoire). Mais on n’est pas non plus obligé de les connaître toutes (quand bien même on voudrait qu’on n’y parviendrait pas), car, d’une part, on peut simplement se laisser aller à l’ineffable beauté, à l’incroyable poésie et la puissance peu commune qui se dégagent de ses toiles et de l’autre, il ne faudrait en rien que cette culture soit paralysante : Twombly lui-même n’hésitait pas à inscrire sur ses toiles des jeux de mots au caractère salace (les quatre lettre du mots « FUCK », par exemple, au bas de la peinture Academy de 1955) et à les parsemer de dessins de sexes masculins comme on en voit souvent dans les chiottes de collège…

 

1Le texte de Barthes, qui n’était disponible que dans les éditions complètes, vient d’être réédité au Seuil, dans la collection « Fiction & Cie ».

 

-Cy Twombly, jusqu’au 24 avril au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)

 

Images : Wilder Shores of Love, 1985, Peinture industrielle, huile (bâton d’huile), crayon de couleur, mine de plomb sur panneau de bois, 140 x 120 cm, Collection particulière © Robert Bayer, Bildpunkt AG, Munchenstein ; Sans titre (A Gathering of Time),, 2003 Acrylique sur toile, 215,9 x 267,3 cm, Udo et Anette Brandhorst Collection © BKP, Berlin. RMN-Grand Palais / Image BStGS ; Dutch Interior, 1962, Crayon à la cire, mine de plomb, huile sur toile, 265 x 300 cm, Cy Twombly Foundation © Cy Twombly Foundation, courtesy Archives Nicola Del Roscio

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