de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Une rentrée parisienne en peinture

Une rentrée parisienne en peinture

Dans mon précédent post (cf Cristof Yvoré, Gilles Barbier, les Marseillais à Bruxelles – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), je mentionnais les noms de Mireille Blanc et de Milène Sanchez, deux peintres que le commissaire Joël Riff a sélectionnées pour faire écho au travail de Cristof Yvoré à la Verrière Hermès de Bruxelles. Il se trouve que ces deux artistes exposent actuellement à Paris, à quelques pas l’une de l’autre, galerie Anne-Sarah Bénichou et galerie Claire Gastaud. L’exposition de la première s’intitule Glaçages et elle présente des toiles de différents formats qui toutes représentent des restes, des rebuts ou des objets du quotidien : une part de gâteau entamée, une pelure de clémentine, une rafle de raisin, un sweatshirt d’adolescent, bref autant d’objets qui n’ont pas de valeur en soi et dont le seul intérêt est le motif à peinture. Car chez Mireille Blanc (et c’est sans doute pour cette raison qu’elle a été sensible à l’œuvre de Cristof Yvoré), ce ne sont pas les sujets qui sont intéressants, mais la matière de les peindre, d’utiliser la matière pour les faire « monter ». Et, de fait, on sent une véritable jubilation à utiliser ces crèmes, ces ocres, ces beiges, ces bruns, toute cette palette qui rappelle l’école du Nord et qu’elle mixe joyeusement. Mais chez elle, ce travail sur la couleur s’accompagne d’une réflexion sur le cadrage, car ce ne sont souvent pas les objets eux-mêmes qu’elle peint, mais une photo qui les représente, sur laquelle on voit encore une trace de scotch et qui est posée, là sur une table ou sur un autre plan. Ainsi, ce sont toute une série de niveaux (de mises en abymes) qui se superposent et qui font que ces toiles, loin de leur apparente banalité, se révèlent infiniment complexes et d’une virtuosité où l’œil se perd.

Milène Sanchez, elle, peint beaucoup de fleurs. Mais comme chez Cristof Yvoré, c’est pour mieux évacuer le sujet, pour faire qu’on passe à autre chose (d’ailleurs elle peint des visages aussi). Cet autre chose, c’est un passage du net au flou, qui n’est pas une envie de verser dans l’abstraction, mais d’un laisser-aller, d’une manière de perdre le contrôle du geste, puis de le regagner. En fait, c’est comme si elle dialoguait avec le sujet, le laisser évoluer au fil de ses humeurs et de ses réflexions. Jusqu’à ce qu’une quintessence surgisse, ou du moins une image qui corresponde à l’idée qu’elle s’en fait. Et cette image, c’est un mélange de lumière et de couleurs, une manière d’animer le tableau, de faire en sorte qu’il soit porté par un mouvement intérieur. C’est en cela qu’elle est vraiment peintre (outre qu’elle prépare elle-même ses pigments pour atteindre de nouvelles teintes, entre tons naturels et tons artificiels) : ce à quoi elle aboutit ne peut l’être ni par la photographie ou ni par quelque autre technique ; il n’y a que la peinture, par l’alchimie de la couleur et de la matière, qui permette cet éblouissement et cette transfiguration.

Julien Audebert, lui-aussi, pratique la peinture. Mais il n’y est venu que tardivement, après avoir passé beaucoup de temps à maîtriser des techniques extrêmement sophistiquées, à partir de photogrammes qu’il découpait et assemblait pour aboutir à des images fictives et idéales. La nouvelle série qu’il présente chez Art : Concept a pour titre La Nuit du monde. Elle a été réalisée sur des plaques de cuivre, qui est le matériau que l’artiste utilise essentiellement pour ses peintures. Mais avant d’y appliquer la couleur, il a tiré, à l’aide d’une arme, deux balles pour matérialiser la place des yeux. C’est en effet à partir de ces deux trous qu’il peint des portraits, la plupart du temps de sa famille et de ses amis. Portraits troués donc, qui ouvrent sur un nouvel espace, à la manière de Fontana, mais surtout vers une interrogation métaphysique, cette « nuit du monde », au-delà du regard, cette plongée vers l’inconnu et le cosmos que le romantisme chérit tant. Et comme les portraits sont réalisés de manière très classique -académique diront certains -, cela donne un curieux résultat, des visages qui interrogent, dérangent parfois et semblent vous aspirer, comme s’ils vous invitaient à explorer l’autre côté des apparences…

Peintre, ce merveilleux artiste qu’est Anri Sala ne l’est pas. On le connait surtout pour ses vidéos et son travail si subtil sur la musique, comme celui qu’il a présenté récemment à la Collection Pinault (cf Anri Sala, Ugo Rondinone: le temps, l’histoire et les éléments – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Pourtant, à la galerie Chantal Crousel, il présente, non pas des peintures, mais ce qui en est l’ancêtre, la matrice : des fresques. Pour les réaliser, il s’est basé sur de reproductions du cycle conçu par Piero della Francesca pour la chapelle Bacci de la basilique San Francesco d’Arezzo et de photographies de nuages vus du ciel prises par lui. A partir de ce matériau, il a travaillé selon la technique ancienne, al fresco, qui consiste à diviser chaque composition en giornata, c’est-à-dire ce qui peut être réalisé en une journée, tant que le support reste frais, la fresque n’autorisant aucun repentir. A cette archéologie contemporaine, il a inséré des morceaux de marbre qui rappellent les fragments de fresques détachés et détériorés par le temps, jouant ainsi sur les repères géologiques et les qualités minérales des différents matériaux. Et c’est là où l’on retrouve les thèmes qui sont à la base de son travail : ceux du temps, du décalage, de la superposition (que l’on se souvienne, par exemple, de sa vidéo Ravel/Unravel, présentée à la Biennale de Venise, dans laquelle deux versions du Concerto pour la main gauche de Ravel interprétées par deux pianistes différents se chevauchaient). Chez Anri Sala, le passé, le présent et le futur se confondent dans une sorte de magma, d’où est exclue toute lecture directionnelle. « Même si d’un point de vue géologique, le temps se pose de façon consécutive, précise-t-il, c’est l’angle de coupe de la pierre qui tranchent à travers les événements, proposant une narration singulière ».

-Mireille Blanc, Glaçages, jusqu’au 21 octobre à la galerie Anne-Sarah Bénichou, 45 rue Chapon 75003 Paris (www.annesarahbenichou.com)

-Milène Sanchez, Vision rapide, vision appuyée, jusqu’au 8 octobre à la galerie Claire Gastaud, 37 rue Chapon, 75003 Paris (www.claire-gastaud.com)

-Julien Audebert, La Nuit du monde, jusqu’au 23 septembre à la galerie Art : Concept, 4 passage Sainte-Avoye 75003 Paris (www.galerieartconcept.com)

-Anri Sala, jusqu’au 7 octobre à la galerie Chantal Crousel, 10 rue Charlot 75003 Paris (www.crousel.com)

Images : Mireille Blanc, Raisins, 2023, Huile sur toile, 160 x 125 cm, Titré, signé et daté au dos ; Milene Sanchez, Lighter than the wind III, 2023, huile sur toile, 170 x 220 cm ; Julien Audebert, La nuit du monde (Mattia), 2023. Tirs au pistolet, huile sur cuivre, encadré, 40 × 40 cm, Courtesy the Artist and Art : Concept, Paris. Photo Romain Darnaud ; Anri Sala, Legenda Aurea Inversa (VII, fragment 2), 2023 Peinture à fresque, intonaco sur aerolam, marbre Cipollino, 63 x 40 x 4.8 cm, Courtoisie de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo: Jiayun Deng — Galerie Chantal Crousel. © Anri Sala/ADAGP, Paris (2023).

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