de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Anri Sala, Ugo Rondinone: le temps, l’histoire et les éléments

Anri Sala, Ugo Rondinone: le temps, l’histoire et les éléments

On avait été réservé, cet été, sur l’installation de Philippe Parreno qui occupait la rotonde de la Bourse du Commerce, dans le cadre de l’exposition Une seconde d’éternité qui était la première de la nouvelle directrice de la fondation, Emma Lavigne (cf A Paris, l’été – La République de l’Art (larepubliquedelart.com). Spectaculaire, certes, mais trop technique, trop complexe, d’une sophistication qui empêchait l’émotion. Soyons honnête, l’installation d’Anri Sala qui lui succède, toujours dans le cadre de cette même exposition, n’est guère plus simple, mais elle passe par la sensation, le ressenti pour aboutir à la réflexion et cet élément change complètement la donne.

Il s’agit d’une vidéo qui est projetée sur un écran circulaire qui épouse la forme de la rotonde. L’artiste, qui a une approche très sensible et qui a fait de la musique la matière de son travail, l’a conçue à partir d’une anecdote : l’astronaute américain Ronald McNair, qui était un saxophoniste accompli, projetait de jouer et d’enregistrer dans l’espace, pour voir ce que cela pouvait donner en apesanteur. Mais il mourut dans l’explosion de la navette Challenger en 1986 et n’eut donc pas la possibilité de le faire. On ne sait pas d’ailleurs ce qu’il aurait souhaité jouer. Anri Sala a voulu accomplir son souhait (de manière virtuelle, puisque le film est réalisé en images de synthèse) en faisant résonner une musique dans une cabine spatiale. Et il s’est dit que la musique que Ronald McNair aurait choisi de jouer pourrait être le Quatuor pour la fin du temps de Messiaen, composé dans un camp de prisonniers en Pologne pendant la guerre, à l’attention du clarinettiste Henri Akoka, qui partageait sa détention, mais dans une version pour clarinette et saxo.

A l’image, ce qu’on voit est une platine qui tourne sur elle-même en apesanteur et dont le bras se pose de manière aléatoire sur le disque vinyle. Ce n’est donc pas le Quatuor pour la fin du temps en continuité que l’on entend, mais des fragments dont décide le hasard. Et le film débute et se termine par la lumière du soleil qui affleure la surface du globe vue depuis la cabine spatiale vide. Bien sûr, dans ces images, d’une beauté à couper le souffle, ce sont deux temporalités que convoque l’artiste et qu’il fait fusionner dans ce même mouvement circulaire et répétitif (l’œuvre s’intitule Time No Longer) : celle de la guerre et de l’apocalypse, qui, à certains égards, ressemble à la nôtre et celle d’une fiction qui n’a jamais eu lieu. C’est poétique, hypnotique, en même temps qu’annonciateur d’un futur où l’homme n’est plus vraiment bienvenu.
Cette même dichotomie temporelle se retrouve dans une autre vidéo projetée un peu plus loin, Take Over. Il s’agit de la confrontation de deux œuvres musicales liées par l’histoire : La Marseillaise et L’Internationale. Les paroles de L’Internationale, en effet, ont été rédigées en 1871 sur l’air de La Marseillaise et ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard qu’une musique spécifique lui a été dévolue. Sur deux écrans qui se succèdent, Anri Sala fait jouer parallèlement, par un pianiste et par un clavier automatisé qui joue tout seul, ces deux chants qui ont donc une grande parenté musicale. Ce faisant, il fait se confronter l’histoire, celle du patriotisme français et celle du socialisme (n’oublions pas qu’il est originaire d’Albanie) et crée par ce dispositif, qui se concentre en gros plans sur les touches des pianos, une véritable sculpture musicale.
Comme il fait se confronter l’histoire dans un de ces films les plus célèbres et les plus émouvants, 1395 Days without Red, de 2011, montré au sous-sol, dans lequel on voit une violoniste qui essaie de rejoindre, à travers les rues de Sarajavo assiégée, l’orchestre avec lequel elle doit interpréter la Symphonie pathétique de Tchaïkovski. La respiration haletante de la jeune femme, qui risque sa vie, fait peu à peu écho à la mélodie tragique jouée à l’orchestre, dans un parallèle bouleversant et qui suggère plus qu’il ne montre la violence du conflit. Dans les vitrines du rez-de-chaussée, occupées précédemment par Bertrand Lavier, Anri Sala a aussi placé des diptyques qui associe une planche d’histoire naturelle à un dessin de pays ou de fleuve. C’est une manière de dire à quel point les espaces végétales ou animales ont souvent dues être comprimées pour rentrer dans l’espace d’une page, de la même manière que les frontières des pays ont souvent été tracées de manière artificielle.

Ugo Rondinone, lui, fait se confronter les éléments dans une sorte de temps éternel : l’air, l’eau, la terre, le feu. L’exposition, ou plutôt l’intervention, qu’il propose dans les collections du Petit Palais, sous un titre dont lui seul a le secret (the water is a poem unwritten by the air no. the earth is a poem unwritten by the fire) est en quelque sorte la suite de celle qu’il a présentée à Venise cet été (cf Rondinone et Dumas en marge de la Biennale de Venise – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Comme elle, elle reprend la devise bouddhiste, « You got to burn to shine» (Tu dois brûler pour briller) qu’avait faite sienne son compagnon décédé, le poète John Giorno et qui est aussi une illustration du phénix qui toujours renait de ses cendres. Ici, comme dans la cité lacustre, ce sont trois groupes d’œuvres qui l’incarnent : on retrouve d’abord les corps flottants qui sont ces moulages de danseurs nus suspendus dans l’espace et qui sont peints aux couleurs du ciel (l’air et l’eau) ; puis d’autres  moulages de corps de danseurs en cire mélangée avec de la terre prélevée sur sept continents, mais au sol, cette fois, comme frappés d’immobilité (la terre) ; enfin une vidéo projetée sur six écrans dans un écrin cylindrique en bois brûlé, qui est montrée pour la première fois et qui met en scène 18 danseurs  et 12 percussionnistes dans le désert, qui se livrent à une chorégraphie -due à Fouad Boussouf- qui relève de la  transe, autour d’un feu, pendant toute une nuit, du coucher au lever du soleil (le feu). Bien sûr, il s’agit aussi d’une réflexion sur les différents états du corps, à terre et méditatif, en mouvements et en vie dans la transe, comme transfiguré et en apesanteur dans l’espace, bref, d’un cycle de vie. Comme toujours chez ce merveilleux artiste, le dispositif est d’une simplicité et d’une lisibilité absolues, d’une efficacité parfaite, d’une poésie folle. On en sort touché par la grâce.

-Anri Sala, Time No Longer, Bourse du Commerce, Pinault Collection, 2 rue de Viarmes 75001 Paris (www.pinaultcollection.com)

-Ugo Rondinone, the water is a poem unwritten by the air no. the earth is a poem unwritten by the fire, jusqu’au 8 janvier au Petit Palais, Avenue Winston Churchill 75008 Paris (www.petitpalais.paris.fr)

Images; Anri Sala, Time No Longer, 2021, Images de synthèse, son à cinq canaux, lumières dynamiques , 13′, © Anri Sala / Adagp, Paris, 2022, Courtesy de l’artiste et Marian Goodman Gallery
© Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier. Photo : Aurélien Mole, Courtesy Pinault Collection; Anri Sala, Untitled (Adriatic Sea/Conger Sea Eel), 2022; Untitled (Adriatic Sea/Conger Sea Eel), 2022, Two works on paper : one ink and pastel drawing, one vintage hand-coloured etching, 54,6 x 43,2 cm ; 42,9 x 36,6 cm (framed), 41 x 29,5 cm ; 29,3 x 23 cm (unframed), (c) Anri Sala / ADAGP, Paris 2022, Courtesy of the artist and Hauser & Wirth, © Tadao Ando Architect & Associates, Niney et Marca Architectes, agence Pierre-Antoine Gatier. Photo : Aurélien Mole, Courtesy Pinault Collection; Ugo Rondinone, nude, fax, earth pigments, 2010-2011. © Ugo Rondinone / Petit Palais , Photo. Archives kamel mennour Courtesy the artist, studio rondinone and Eva Presenhuber, Esther Schipper, Sadie Coles HQ, Gladstone, kamel mennour, Kukje Gallery

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