de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Xinyi Cheng, magicienne de la couleur

Xinyi Cheng, magicienne de la couleur

On avait découvert le travail de Xinyi Cheng il y a quelques années, à l’époque où la galerie Balice Hertling ne possédait encore qu’un espace à Belleville (cf Xinyi Cheng, peinture au poil – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Et on avait été fasciné par l’univers de cette jeune peintre d’origine chinoise, mais qui a fait ses études aux Etats-Unis, puis à la Rijksakademie d’Amsterdam, avant de venir s’installer à Paris. Un univers étrange, d’où émanait une fascination pour le corps nu masculin et en partie pour la pilosité qui caractérise souvent le mâle blanc occidental (l’exposition s’appelait The hands of a barber, they give in). Une pilosité qu’il fallait mettre en lien avec l’animalité, car outre des garçons, l’artiste représentait beaucoup d’animaux, et plus particulièrement des chiens, dans ses peintures. Pour séduisants et attirants qu’ils étaient, ces hommes cachaient donc une violence et un côté non civilisé, en quelque sorte primitif, dans leurs comportements. Et c’est de cette tension entre la séduction et la violence sourde que naissait la force de cette exposition, qui, comme toutes les grandes expositions, n’agissait pas sur l’instant, mais laissait une trace indélébile dans l’esprit du spectateur.

Depuis, le temps a passé et la jeune femme a tracé sa route : elle a été lauréate du Baloise Art Prize d’Art Basel, a eu droit à une importante exposition personnelle à la Hamburger Bahnhof de Berlin, a fait partie du premier accrochage de la Pinault Collection  (cf Pinault ouvre sa Bourse – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)) et a eu une toile qui s’est vendue à une somme considérable lors de ventes aux enchères à New York cet hiver. En quelques temps, elle est donc devenue une valeur sûre et il était normal qu’une institution lui ouvre ses portes.

Xinyi Cheng, Seen through others.

C’est désormais chose faite avec l’exposition qui vient d’être inaugurée à Lafayette Anticipations, la fondation d’entreprise des Galeries Lafayette. Une exposition qui a déjà des airs de mini-rétrospective, puisqu’y figurent des œuvres qui étaient déjà présentes dans sa toute première exposition et qui permet de voir l’évolution de la pratique de Xinyi Cheng. Car si les premières peintures s’apparentaient surtout à des portraits ou en tous cas à des scènes resserrées, les plus récentes s’ouvrent davantage sur des paysages, des vues d’ensembles dans lesquelles l’individu (être humain ou animal) est la plupart du temps présent, mais confronté à des éléments naturels comme l’air, le vent, l’eau, souvent dans un rapport de force. Et alors que les personnages du début étaient toujours des hommes, désormais, la femme a fait son apparition dans l’univers de l’artiste, dont une, que l’on retrouve dans plusieurs peintures, toujours associée à un représentant du sexe masculin, les yeux cerclées de lunettes rondes, mais dont on ne distingue pas complètement les traits (l’artiste elle-même ?).

Ce qui ne change pas, en revanche, c’est l’ambiance dans laquelle baignent ces peintures. Une ambiance d’entre-deux, d’attente, de nonchalance. On ne sait jamais, dans l’œuvre de Xinyi Cheng, si on est avant ou après l’action, si quelque chose doit se passer ou si on est juste dans l’incertitude que cela se produise. Et ce ne sont pas les fonds complètement décontextualisés qui nous donneront davantage de renseignements ni sur le lieu, ni sur l’espace, ni même sur l’époque (dans une magnifique toile intitulée Landline et qui représente un jeune homme en slip léopard assis sur un canapé, l’artiste s’est amusée à remplacer le téléphone portable qu’utilisait initialement le personnage par un téléphone fixe, semant ainsi le trouble sur la temporalité de la toile).

Et ce qui ne change pas non plus, c’est son formidable travail de coloriste, une manière très personnelle d’utiliser la couleur. Dans un texte du catalogue qui accompagne l’exposition, Kirsty Bell révèle à quel point Xinyi Cheng a été influencé par la théorie des couleurs de Josef Albers. Celui-ci, rappelons-le, cherchait à éduquer l’œil et l’esprit grâce à des exercices pratiques pour « apprendre à voir les couleurs ». « En adoptant cette compréhension souple et flexible de la couleur en tant que phénomène essentiellement malléable, écrit-elle, Xinyi Cheng a pu la séparer du sujet de sa peinture. (…) Elle respectait assez littéralement la conviction de Josef Albers selon laquelle « la couleur nous trompe, nous ne voyons pas ce que nous voyons ».

De fait, on est toujours surpris de constater que tel personnage est peint avec une couleur violine, que tel autre au contraire est représenté en jaune, que les organes génitaux, la bouche ou les mamelons, bref tout ce qui touche à la sexualité, soit ainsi souligné en rouge ou en rose. Mais on réalise rapidement que la peinture de l’artiste (cet « illogisme de la couleur » comme le dit encore Kirsty Bell) est nourrie de références picturales, qu’avec ses audaces chromatiques, elle emprunte autant aux Fauves, qu’au Picasso des périodes rose et bleue, qu’à Toulouse-Lautrec, voire même à Degas ou à Bonnard. Toutes les toiles mériteraient qu’on s’y attarde longuement, mais deux me semblent particulièrement étonnantes, parce que tirant vers l’abstrait : la première, intitulée Window, montre une fenêtre sur laquelle prend appui un chat, qui est dans un dégradé de bleu que n’auraient pas renié les Impressionnistes et la seconde, Fluffy Light, met aussi en scène une fenêtre, ainsi qu’une lampe et un verre, mais dans un jaune cette fois qui fait vraiment penser au maître du Cannet.

Enfin, à propos de lumière, il faudrait préciser aussi à quel point celle-ci est essentielle dans la peinture de Xinyi Cheng, qui ne l’oublions pas, a vécu aux Pays-Bas et a beaucoup regardé la peinture hollandaise. Dans cette optique, c’est la série des Lighter qui s’impose, cette suite de petits tableaux dans lesquels le visage des personnages est illuminé par la flamme du briquet qui allume leur cigarette et que l’artiste dit peindre très rapidement. Mais toute l’exposition est remarquable et si certaines choses peuvent paraître parfois un peu précieuses ou un peu maniérées, il faut vite s’en détourner pour voir à quel point l’ensemble est puissant et témoigne d’un regard (aussi le regard d’une femme, qui plus est asiatique, sur le corps de l’homme) profondément personnel.

-Xinyi Cheng, Seen Through Others, jusqu’au 28 mai à Lafayette Anticipations, 9 rue du Plâtre 75004 Paris (www.lafayetteanticipations.com)

Images : Xinyi Cheng : The Smoker, 2021, 73 × 71 cm, Courtesy de l’artiste/ Courtesy of the artist , © photo : Aurélien Mole ; Vues de l’exposition de Xinyi Cheng, Seen through Others, Lafayette Anticipations – Fondation Galeries Lafayette, Paris. Photo © Pierre Antoine; Red Kayak, 2020, 200 × 165 cm, Collection privée / Private collection © photo : Aurélien Mole

Cette entrée a été publiée dans Entretiens/Portraits.

0

commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*