de Patrick Scemama

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La République de l'Art
En tissant, en écrivant

En tissant, en écrivant

Lorsqu’on est critique, il est d’usage, en fin d’année, de faire la liste des expositions qui vous ont marqué au cours des douze mois qui viennent de s’écouler. C’est à la fois une facilité parce qu’à cette époque, l’actualité n’est pas très riche et une manière de faire le point sur ce qui reste en mémoire, ce qui subsiste avec le temps. Par flemme ou pour ne pas avoir recours à ce marronnier, je m’en suis abstenu cette année. Mais si je l’avais fait, il est clair que j’aurais cité l’exposition de Josef et Anni Albers qui a ouvert à l’automne au Musée d’art moderne de la ville de Paris (cf Une rentrée sous le signe du Bauhaus – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Car elle a surtout permis de réévaluer le travail d’Anni Albers, dont le travail semblait souvent passer après celui de son époux (au Bauhaus et même si elle s’en est trouvée satisfaite, elle a été inscrite d’office dans l’atelier textile, qui était surtout dévolu aux femmes). Avec le recul, il se révèle au fond, presque plus moderne, plus innovant et ouvrant plus de perspectives, en particulier chez les jeunes artistes que celui de Josef.

L’exposition est maintenant terminée, mais on peut retrouver l’artiste dans le livre En tissant, en créant, qu’ont publié récemment les Editions Flammarion. Il s’agit en fait d’un recueil de textes qu’Anni Albers a écrit tout au long de sa carrière, pour des revues ou des conférences, et qui n’avaient jamais été traduits en français. On y trouve bien sûr des considérations sur sa pratique même (rappelons qu’elle était fascinée par l’art précolombien que le couple avait découvert lors de plusieurs voyages au Mexique et qu’elle utilisait le tissage comme une sorte d’écriture codée), mais aussi des réflexions plus générales sur l’art, l’architecture, le design ou les liens avec les autres artistes. Car Anni Albers était nourrie de philosophie (Platon, Lao-tseu, Teilhard de Chardin et Alfred Worth Whitehead surtout, qui avait été nommé professeur à Harvard, après avoir enseigné les mathématiques en Angleterre), ses écrits sont d’une remarquable hauteur de vue et d’un sens puissant de l’analyse et elle ne borne jamais à des problèmes techniques, mais voit plus grand et inscrit son projet dans une perspective globale de la création et de l’existence.

Une des questions qui apparaît le plus souvent au fil des pages est celle de la distinction entre art et artisanat, question récurrente et que l’on s’était en particulier posée lors d’une autre très belle exposition du Musée d’art moderne de la ville de Paris -décidément très inspiré en 2021- consacrée à la céramique (cf Art et artisanat – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Elle y répond par la force et l’évidence même du matériau. Dans un texte intitulé Un aspect du travail artistique, elle écrit : « Le travail artistique nous apprend que nous ne savons jamais où nous allons arriver, même si nous fixons une orientation, si nous avons une vision ; il nous apprend que nous sommes guidés, au fur et à mesure, par le matériau et le processus de travail. Nous faisons des plans et des schémas, mais l’œuvre finale est toujours une surprise. Nous apprenons à écouter les voix : à entendre les réponses que nous proposent notre matériau, nos outils, notre époque. Nous apprenons que ce n’est que lorsque nous nous sentons guidés par eux que notre œuvre trouve sa forme et son sens, et que nous nous méprenons lorsque nous n’obéissons qu’à notre volonté. Toutes les grandes actions ont été accomplies avec ce sentiment d’être guidé. »

Mais si Anni Albers se considérait comme une artiste et privilégiait le tissage artisanal, les œuvres uniques qu’elle encadraient avec soin, elle ne s’est jamais opposée au tissage industriel, à la reproduction, à la commercialisation de son travail. Elle pensait que ce tissage artisanal servait de champ d’expérimentation au tissage industriel et regrettait même qu’artistes, artisans, vendeurs et fabricants ne travaillent pas davantage la main dans la main. Du design, elle avait d’ailleurs une idée bien arrêtée dont elle livre, dans un texte intitulé Pour un design anonyme et intemporel, une définition précise : « Le bon designer, écrit-elle, est, selon moi, le designer anonyme, celui qui ne fait pas obstacle au matériau, qui destine ses produits à une vie utile, sans leur donner une apparence trop ambitieuse. Un objet utile devait accomplir son devoir sans trop de bruit. La nappe qui crie : « me voici, regardez-moi », empiète sur l’intimité du consommateur. Les rideaux qui hurlent « nous sommes beaux, votre attention s’il vous plaît », mais qui chuchotent « nous sommes peu pratiques, ça va vous prendre du temps de vous occuper de nous » sont le produit d’un mauvais design. Le ou les designers inconnus de nos draps ou de nos ampoules ont très bien accomplis leur tâche. Leurs produits, dont la forme est sans prétention, sont des objets complets. »

On sait ce que cet art du tissage et des arts appliqués a eu comme influence et comme conséquence sur les générations d’artistes qui ont suivi. Lors de la Biennale de Venise de 2017, par exemple (celle dirigée par Christine Macel), on avait constaté, parfois non sans reproche, le nombre d’artistes qui avaient recours à ces techniques. Aujourd’hui encore se tient à la galerie Delaunay une exposition intitulée Médium textile, suite, qui regroupe des œuvres d’artistes comme Adeline André, Delphine Caraz, Arnaud Cohen, Isabelle Buisson-Mauduit, Frédérique Petit ou encore Martine Shildge. Le commissaire, Yves Sabourin, déclare : « Aujourd’hui, cette matière omniprésente dans beaucoup de manifestations est l’expression même d’une picturalité regroupant sens et composition. En effet, le textile se sculpte comme une terre, se dessine comme un fusain, se dépose comme une couche peinte. Un coup de fuseaux ou d’aiguille n’est-il pas aussi expressif et sensible qu’un coup de crayon bien maîtrisé ? La technique n’est pas forcément nécessaire, et si elle est parfois incontournable, elle doit conjuguer liberté et rigueur. »

Enfin, on peut voir que le tissage ou la broderie ne sont plus réservés aux femmes ou aux détournements ironiques d’artistes queer. C’est ce qu’on avait constaté avec Majd Abdel Hamid, ce très bel artiste palestinien qu’on a découvert récemment lors d’une exposition à la Verrière Hermès de Bruxelles et qui renvoie aux traditions anciennes de son pays, tout en les inscrivant dans une démarche à la fois conceptuelle et politique (cf Le temps, contre et avec – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Il fait partie d’une exposition collective, Dance of life, qui ouvre ses portes prochainement chez gb agency et qui regroupe d’autres artistes de la galerie : Tirdad Hashemi et Soufia Erfanian, Paul Heintz, Apostolos Georgiou, Hassan Sharif, Elene Shatberashvili. La preuve que l’art du tissu a désormais ses lettres de noblesse et qu’il n’a plus à rougir de la comparaison avec des techniques dites « plus nobles ».

-Anni Albers, En tissant, en créant, Editions Flammarion, 176 pages, 21€

Médium textile, suite, jusqu’au 26 février à la galerie Delaunay, 42 rue de Montmorency, 75003 Paris (www.valeriedelaunay.com)

Dance of life, du 29 janvier au 19 mars à la galerie gb agency, 18 rue des Quatre Fils 75003 Paris (www.gbagency.com)

 Images: Anni Albers From the East, 1963 Coton, plastique 63,5 x 41,4 cm The Solomon R. Guggenheim Foundation New York Gift The Josef and Anni Albers Foundation in honor of Philip Rylands for his commitment to the Peggy Collection © 2021 The Josef and Anni Albers Foundation/Artists Rights Society (ARS), New York/ADAGP, Paris 202; vue de l’exposition Medium textile, suite à la galerie Delaunay avec des oeuvres d’Isabel Bisson-Mauduit (Crédit photo Loïc Madec) : Bataille, 2021, technique mixte, broderie main et machine sur drap de coton tendu sur châssis, 89 x 130 cm  / Après l’incendie #4, branche d’épine calcinée recouverte patiemment d’une écorce de tissu brodé, 140 x 60 x 35 cm; Vue de l’exposition de Majd Abdel Hamid, « A Stitch in Times », La Verrière (Bruxelles), 2021 © Isabelle Arthuis / Fondation d’entreprise Hermès

Cette entrée a été publiée dans Expositions, Livres.

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commentaire

Une Réponse pour En tissant, en écrivant

MerciPatrick Scemama
Superbe article sur le Médium Textile, et les références vraiment importantes de celles du Bauhaus,et merci d’avoir cité l’exposition de la Galerie Valérie Delaunay, à laquel je participe avec les œuvres vraiment singulières et fortes des autres artistes. Dominique T.

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