Facéties en tous genres
Dans mon précédent billet (cf https://larepubliquedelart.com/les-frontieres-de-lart/), j’évoquais les frontières de l’art et les dérives que certains franchissements pouvaient occasionner. Je faisais allusion à cet effet à l’exposition Takashi Murakami qui se tient actuellement à la galerie Perrotin et dans laquelle l’artiste japonais montre comment des oeuvres peuvent passer du statut de toile à celui de sacs à main, c’est-à-dire comment l’objet a priori sacralisé qu’est le tableau peut, dans la grande tradition pop, devenir un objet utilitaire. Emmanuel Perrotin, bien qu’il se soit un peu assagi aujourd’hui, fait d’ailleurs partie de ces galeristes qui aiment les transgressions, qui pensent que l’art ne peut avoir de sens que s’il frappe les esprits et s’inscrit dans le débat de société, comme il l’a prouvé, par exemple, avec les premières expositions de Maurizio Cattelan, qui sera célébré, prochainement, à la Monnaie de Paris, ou avec l’artiste JR qui est intervenu aussi bien au Panthéon que sur la pyramide du Louvre. Parfois, cela donne le pire, comme l’exposition Girls réalisée avec le musicien Pharrell Williams (l’auteur du tube interplanétaire « Happy »), qui n’était que prétexte à showbiz branché et lucratif, mais à d’autres moments, cela aboutit à des initiatives qui secouent favorablement le landernau et suscitent la réflexion.
C’était le cas samedi dernier avec l’intervention, pour quelques heures seulement, au Grand Palais du facétieux duo Elmgreen & Dragset, un couple d’artistes gay qui a déjà de nombreuses actions-choc à son palmarès (une des dernières ayant consisté à installer à New York, devant le Rockfeller Center, une immense coque de piscine évoquant la forme d’une oreille qu’ils ont intitulée : « Van Gogh’s Ear »). Sous couvert d’humour et avec un sens inné de la provocation, les deux artistes, d’origine nordique mais qui vivent depuis longtemps à Berlin, où ils ont d’ailleurs érigé un « Mémorial aux homosexuels persécutés pendant la période nazie », ont souvent interrogé la sphère privée et la sphère publique et la manière dont l’une pouvait interférer sur l’autre (chez Perrotin, par exemple, en 2003, ils avaient fait appel à un groupe de jeunes garçons pour écrire en public, pendant toute la durée de l’exposition, leur journal intime). Pour eux, en introduisant du privé dans le public, on casse l’autorité et la rigidité qui caractérisent ce dernier. Ou ils ont cherché à contourner les lieux d’expositions pour en faire des installations immersives et leur donner un aspect fictionnel (lors d’une précédente biennale de Venise, ils ont transformé les pavillons nordique et danois en demeure privée d’un collectionneur que l’on retrouvait noyé dans la piscine ou, au Victoria and Albert Museum de Londres, ils ont reconstitué, en utilisant les collections du musée, l’appartement d’un esthète, gay lui-aussi, qui venait de disparaître). Enfin, lorsqu’on leur a proposé, toujours à Londres, de présenter une œuvre sur la colonne laissée vide de Trafalgar Square, face à la fameuse colonne célébrant la victoire, en 1805, de l’Amiral Nelson sur les flottes françaises, c’est la sculpture d’un enfant chétif sur un cheval à bascule qu’ils ont choisi de montrer, c’est-à-dire l’opposé exact de l’esprit martial et viril exalté par le lieu. Bref, à chaque fois, ils ont joué la fragilité contre le pouvoir, l’intime contre l’officiel.
Au Grand Palais, pour faire suite à The Well Fair, une exposition personnelle qu’ils ont réalisée récemment à Pékin et qu’ils ont présentée sous la forme d’une foire d’art contemporain, Elmgreen & Dragset ont installé, un mois avant la Fiac, le stand de la galerie Perrotin à l’emplacement exact où il se tiendra et avec des œuvres qu’ils ont eux-mêmes sélectionnées (leurs propres œuvres, mais aussi des œuvres de Soto, Bernard Frize ou Sophie Calle, uniquement en noir et blanc pour créer une harmonie visuelle avec l’architecture du bâtiment) et que l’on retrouvera le premier jour de la foire (dès le deuxième, la galerie quand même pas complètement suicidaire, proposera son propre accrochage). Cela peut ressembler à un magnifique coup de pub pour la galerie, et cela l’est, mais c’est aussi et encore une réflexion sur la manière dont s’imbriquent les différents types d’espaces et sur l’artificialité d’une foire. Car vu de cette manière, perdu dans l’immensité du Grand Palais, un stand de galerie paraît bien dérisoire et bien éloigné de la forme d’arrogance qu’il peut dégager lorsqu’il est multiplié près de 200 fois. C’est au fond le contexte qui lui donne sa puissance et sa légitimité. Abandonné à lui-même, comme tout rabougri, il est loin, même si les œuvres qui y sont présentées valent des sommes souvent astronomiques, de l’économie du luxe à laquelle on peut généralement l’associer. A ce titre, cette intervention bien évidemment pleine d’humour n’est pas sans rappeler une autre « œuvre » spectaculaire du duo d’artistes : l’ouverture à Marfa, en plein désert, dans ce lieu où l’on se rend principalement pour voir l’endroit où résidait et travaillait Donald Judd, le plus rigoureux des minimalistes, d’une boutique de mode Prada, dans laquelle on ne vend rien et qui est définitivement fermée au public (Prada Marfa)…1
Autres artistes facétieux, Présence Panchounette un collectif d’origine bordelaise qui fut actif entre 1969 et 1990 et dont le but était de tourner en dérision le milieu de l’art de l’époque, en particulier les minimalistes et les artistes conceptuels, en produisant des œuvres avec des objets populaires, bon marché, kitsch. « Qu’est-ce que l’Internationale Panchounette, se demandait-il, sinon le désespoir du dilettantisme, la fleur de la vulgarité, un baroque rachitique, un rasoir fluorescent, une dénégation distinguée, une provocation souterraine ? » Et pendant vingt ans, ils apportèrent leurs réponses joyeuses avec des pièces gentiment provocatrices, d’un mauvais goût toujours assumé, mais qui était souvent en avance sur leur temps. Au point qu’à la fin des années 80, voyant que certains mouvements tels que l’appropriation ou la mode des objets en sculpture rattrapaient et consacraient leur pratique, ils préférèrent arrêter plutôt que de passer à leur tour pour l’avant-garde officielle. « Résumons : en 70, nous pastichions ce qui allait se faire en 80. », concluait le groupe avec cet humour définitif qui n’appartenait qu’à lui.
L’exposition présentée actuellement à la galerie Semiose, Chic, choc, super, sensass réunit des œuvres qui font référence à des figures historiques de l’art, pas seulement pour « piquer le cul » des artistes auxquels il est fait allusion, mais aussi pour créer des pièces qui ont une réelle pertinence en soi. On y voit par exemple une Jungle de Soto (1986), c’est-à-dire un ensemble de tiges suspendues à l’intérieur duquel le spectateur peut pénétrer et qui font référence, justement, aux Pénétrables de Soto, à la différence près que celle des Bordelais est faite de lanières en plastique vert comme on en trouve dans les rideaux de porte à trois sous, alors que celles de l’artiste d’origine vénézuélienne étaient en aluminium coloré. On y trouve aussi un Boogie Woogie Toast Show (1983), c’est-à-dire une œuvre qui associe un grille-pain dans lequel un livre remplace le toast à des gants qui reproduisent les carrés et les couleurs primaires de Mondrian. Mais la pièce la plus drôle et la plus efficace est sans conteste celle qui répond à la célèbre toile peinte en 1926 par Magritte, Ceci n’est pas une pipe. En en donnant la version grivoise (Ceci n’est pas une fellation), Présence Panchounette n’est pas seulement fidèle à l’esprit du peintre belge qui consistait à dénoncer l’illusion de l’objet représenté, mais il perpétue son humour, à l’heure où une grande et intelligente exposition permet de mieux saisir l’envergure et l’ironie ravageuse de son travail au Centre Pompidou.
1 On peut y voir aussi bien sûr une critique en creux de Monumenta, qui envahit non sans mégalomanie tout l’espace sous la verrière, quand eux se contentent d’une toute petite parcelle.
-La Fiac se tiendra du 20 au 23 octobre, au Grand Palais.
-Présence Panchounette, Chic, choc, super, sensass, jusqu’au 8 octobre à la galerie Semiose, 54 rue Chapon 75003 Paris (www.semiose.fr)
Images : Vue de l’installation d’un jour « Elmgreen & Dragset présentent la Galerie Perrotin au Grand Palais » à Paris le samedi 24 septembre 2016. Photo: Ambroise Tezenas. Courtesy Galerie Perrotin ; Portrait d’Elmgreen & Dragset (ici avec Emmanuel Perrotin) devant l’installation d’un jour « Elmgreen & Dragset présentent la Galerie Perrotin au Grand Palais » à Paris le samedi 24 septembre 2016. Photo: Claire Dorn. Courtesy Galerie Perrotin ; Présence Panchounette, Ceci n’est pas une fellation, 1979, Acrylique sur toile, 46 x 65 cm, Photo: R. Fanelli, Courtesy Semiose galerie, Paris
Une Réponse pour Facéties en tous genres
Le coup de pub n’est pas loin, mais l’idée des deux nordiques est intelligente.
1
commentaire