Miss Marple à la Villa Arson
Visiteurs qui, cet été, franchirez la porte de la Villa Arson de Nice, ne prenez pas peur ! Car les expositions d’Emmanuelle Lainé et d’Eva Barto qui y sont montrées et qui, malgré leurs différences, présentent des similarités esthétiques (radicalité du propos, déconstruction de l’espace, utilisation de matériaux pauvres ou de rebuts) ne sont pas une énième variation sur le trop plein ou, au contraire, le vide spirituel de notre société de consommation, mais des énigmes qui, pour peu qu’on prenne le temps de les déchiffrer, se révèlent passionnantes.
Emmanuelle Lainé, dont on a pu voir une exposition, il y a quelques mois à la Fondation Ricard, a une manière bien à elle de travailler. Pendant tout le temps de la préparation (qui correspond ici à une résidence), elle investit le lieu et en fait son atelier, invitant des étudiants ou des amis à venir y travailler et récupérant ça et là des matériaux qu’elle trouve sur place ou qu’elle intègre (et n’hésitant pas non plus à restructurer l’espace et à lui donner une nouvelle circulation). Petit à petit, par couches, parfois volontaires, parfois pas, l’exposition se construit et les objets qu’elle y accumule prennent une forme. Elle décide alors de les photographier ou –c’est la nouveauté de la présente exposition – de les filmer et elle place ces photos et ces vidéos au cœur même de l’exposition, mettant ainsi en abyme les éléments qui s’y trouvent. Mais ce qu’on voit sur les photos ou les vidéos ne correspond pas exactement à ce qui est dans l’espace de l’exposition, un léger décalage s’est opéré et c’est dans cet interstice que se situe l’aspect le plus intéressant du travail de l’artiste. Car que s’est-il passé entre le moment où Emmanuelle Lainé a appuyé sur le déclencheur et le moment où l’on voit l’exposition ? Et que va-t-il se passer encore, car la plupart des objets ne sont pas fixés et risquent d’être déplacés en fonction des différents passages de visiteurs ? Et d’ailleurs, quel est le véritable espace d’exposition ? Celui que l’on voit à l’image ou celui que l’on peut toucher ? L’un ne serait-il pas l’atelier et l’autre l’exposition, si tant est que ces différences font encore sens ici ? Tous les scénarios sont possibles (y compris celui d’un crime ou d’une « detective story ») et c’est la jouissance du trouble et de la solution qu’on veut y apporter que procure cette exposition qui truque aussi l’espace, fait passer par des portes improbables et fait perdre aussi au visiteur ses repères les plus courants
La démarche d’Eva Barto, une artiste dont on a aussi pu voir récemment le travail en galerie (cf https://larepubliquedelart.com/connaitre-le-monde/), est, elle, plus ciblée et plus minimaliste. Encore une fois, elle a trait à l’économie, à la spéculation, aux marchés secrets et parallèles et renvoie aux grands principes qui fondent le capitalisme (et aux ruines et catastrophes qu’il engendre). Mais comme Eva Barto, à l’instar d’Emmanuelle Lainé est restée plusieurs mois en résidence à la Villa Arson, elle a imaginé une histoire à partir du propriétaire de la villa sur laquelle le centre d’art et l’école ont été fondés : Pierre-Joseph Arson. Celui-ci, au début du XIXe siècle, dilapida sa fortune sous l’emprise du mathématicien Josef Hoéné-Wronski, qui lui promettait l’absolu. Balzac transposa cette histoire dans son roman, La Recherche de l’absolu, dans lequel le personnage principal, Balthazar Claës, ruine lui aussi sa famille en voulant transformer le métal en or.
Pour l’illustrer, Eva Barto s’empare de l’espace en sous-sol, la galerie des Cyprès, et en obstrue les fenêtres, les négociations financières ne se faisant pas au grand jour, mais dans un lieu fermé, à l’abri des regards. Et elle crée un circuit fait d’insignes interventions – qui vont d’une fente dans le mur par laquelle on peut glisser des pièces à une cloche brûlée qui fait référence à la cloche que l’on utilise à Wall Street, en fin de journée, pour signifier l’arrêt des transactions – et que l’on suit scrupuleusement avec un plan distribué à l’entrée, qui donne des indices. Petit à petit, l’histoire de Pierre-Joseph Arson apparaît, par bribes, dont on est convié à combler les manques. Mais au-delà du destin tragique de cet amateur d’absolu, c’est toute la mécanique implacable de l’économie de marché que déjoue l’artiste (et aussi celle de l’exposition), allant jusqu’à joncher le sol de morceaux de factures ayant servi à l’achat de matériaux pour sa réalisation ou à investir une partie de la somme allouée par l’institution dans de périlleuses actions hors les murs de la Villa Arson…
On a déjà mentionné le côté « bad girl » d’Eva Barto, ce cynisme mordant dont elle fait preuve dans ses interventions. Et on est content de voir qu’ici, il s’applique à une fiction, il forme un tout cohérent, voire diaboliquement cohérent, même si, évidemment, l’artiste ne s’y est pas contrainte. Mais son travail est si radical, si tranchant et, d’une certaine manière, si définitif, qu’on se demande à chaque fois comment il va pouvoir évoluer sans se répéter et, au fond, si le format de l’exposition est celui qui lui convient le mieux. Pour preuve, au sein de celle-ci, elle vend, au prix de 1 euro, mais bien sûr sous le manteau, de manière non officielle, un livre, L’Histoire des grands fourbes et du coupable absolu, qui est une compilation d’extraits de textes ayant trait à l’histoire de Pierre-Josef Arson et qui fait lui-même œuvre. Une nouvelle piste, sans doute, pour cette artiste dont la richesse de la réflexion et l’imagination foisonnante sidèrent et qui lui ouvre peut-être le champ de nouveaux territoires et de nouvelles investigations.
A propos de détection (et dans l’idée de découverte des grands artistes de demain), on pourrait aussi citer dans les expositions estivales de la Villa Arson celle des Diplômés de la promotion 2016, qui se tient à fois à la Galerie de la Marine et au centre d’art lui-même. Mais comme cette année, ils sont au nombre de 31 (un chiffre en nette augmentation par rapport aux années précédentes), il serait difficile de les nommer tous. De cette abondante et très diverse promotion, on pourrait citer le travail subtil d’Adrien Menu, qui a obtenu le Prix de la ville de Nice, et qui transforme, par exemple, en horloge un vieil évier en inox suspendu, celui d’Omar Rodriguez Sanmartin, qui fait subir aux outils une même déformation insolite et poétique ou celui d’Arnaud Grapain et de Léa Roch, qui se mettent à deux pour mieux inventorier et classer des vestiges ou des traces d’actions passées. Cette forme d’investigation, élevée ici au rang d’œuvre d’art, est d’ailleurs tout à fait digne des méthodes des meilleurs détectives.
–Beneath the Surface are the Same Internals Organs as Everyone Else d’Emmanuelle Lainé et : to set property on fire d’Eva Barto, jusqu’au 29 août à la Villa Arson , 20 avenue Stéphen Liégeard, Nice (www.villa-arson.org)
–A propos!, exposition promotion 2016, jusqu’au 18 septembre à la Villa Arson et jusqu’au 2 octobre à la Galerie de la Marine, 59, quai des Etats-Unis, Nice
Images : Emmanuelle Lainé | Beneath the Surface are the Same Internal Organs as Everyone Else, 2016. Détail installation. Photo : François Fernandez ; Eva Barto 2016. Vue de l’entrée de l’exposition : to set property on fire. Accès par sortie de secours. Photo : François Fernandez ; A PROPOS ! Promotion 2016 Villa Arson. Vue de l’exposition. Photo Loïc Thebaud – Villa Arson.
Une Réponse pour Miss Marple à la Villa Arson
La Villa Arson est connue pour ses choix radicaux, mais cette fois, j’ai l’impression qu’elle a fait fort.
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