de Patrick Scemama

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La République de l'Art

L’exposition-théâtre

Les deux expositions phares à Paris, cet automne, auront été sans conteste l’exposition Pierre Huyghe au Centre Pompidou (cf http://larepubliquedelart.com/pierre-huyghe-ou-le-monde-en-soi/) et l’exposition Philippe Parreno au Palais de Tokyo (cf http://larepubliquedelart.com/le-palais-fantome-de-philippe-parreno/). Deux expositions conçues comme un parcours (même si la première s’envisage davantage comme une sorte de greffe, d’hybridation de l’exposition qui l’a précédée), qui revendiquent leur théâtralité (Philippe Parreno n’a-t-il pas installé devant le Palais de Tokyo une « marquise lumineuse », comme on en voit devant les théâtres américains ?) et qui placent le spectateur au sein d’une expérience où le ressenti général, au fond, a plus d’importance que les œuvres elles-mêmes. Mais Huyghe et Parreno, même s’ils la portent à une forme de paroxysme, n’ont pas été les premiers à imaginer l’exposition sous cet angle. Les surréalistes les ont précédés au cours des surprenantes manifestations qu’ils ont organisées avant et après la Seconde Guerre, dans différents espaces parisiens. Et c’est ce que rappelle Le Surréalisme et l’objet, la très belle exposition présentée aujourd’hui au Centre Pompidou, sous la houlette d’un spécialiste de ce mouvement, Didier Ottinger. Conçue elle-même dans l’esprit de ces manifestations, elle plonge le spectateur dans un univers fantastique, où tout est noir et où les objets n’apparaissent qu’à la lueur des projecteurs. Elle renvoie ainsi à l’Exposition internationale du Surréalisme que Marcel Duchamp avait « scénographiée » en 38, à la galerie des Beaux-Arts, et que les premiers visiteurs découvrirent à l’aide de torches lumineuses, ce qui amena un critique à parler de « train-fantôme ». Et elle montre en quoi Parreno leur est redevable, lui dont certaines pièces ne se distinguent que dans l’obscurité.

Pour l’imaginer, Didier Ottinger est parti d’une date-clé dans l’histoire du Surréalisme : 1927, qui correspond à l’engagement de ses membres les plus actifs dans les rangs du Parti Communiste. Jusqu’alors, le mouvement, né officiellement trois ans plus tôt, en avait surtout appelé au rêve et à l’inconscient pour nourrir, dixit le commissaire, « une poésie destinée à nier, à affoler le réel ». Mais l’adhésion au Parti Communiste se devait de prendre davantage en compte le réel, qui constitue « le socle théorique et philosophique du communisme », et à fonder ce que Breton appelait une « physique de la poésie ». L’objet réel, voire quotidien, devint donc la base de la création surréaliste et une alternative, une « mise au défi » de la sculpture traditionnelle. Il n’est pas sûr que tous les objets sublimes, farfelus, incongrus ou toujours surprenants que les artistes ont imaginés ont eu les faveurs des dirigeants communistes, ni même qu’ils ont vraiment fait écho à leur doctrine, mais l’exposition se propose d’en dresser une histoire, depuis les origines dadaïstes jusqu’à nos jours.

(Photo supprimée)

Elle débute donc par les ready-made de Duchamp (la pelle et le porte-bouteille) et les mannequins que Giorgio de Chirico introduisit dans sa peinture dix ans avant la création du surréalisme. Ces deux types d’objets eurent une place de choix dans la suite du mouvement, les premiers avec la manière qu’ils eurent de redéfinir l’œuvre d’art (et qui et en grande partie fondatrice de l’art d’aujourd’hui), les seconds avec l’idée « d’inquiétante étrangeté » qu’ils apportèrent et qui est essentielle à l’univers surréaliste (Bellmer consacra l’essentiel de son travail au thème de la poupée et pour l’Exposition internationale du Surréalisme de 38, Duchamp demanda aux seize participants « d’habiller » un mannequin sorti des vitrines d’un grand magasin). Elle se poursuit avec des « objets à fonctionnement symbolique », c’est-à-dire des objets qui, selon Dali, « se prêtent à un minimum de fonctionnement mécanique, sont basés sur les fantasmes et représentations susceptibles d’être provoqués par la réalisation d’actes inconscients. » Parmi eux se trouve la Boule suspendue de Giacometti, que Breton et le maître catalan découvrirent en 1930 et qui les fascina tant par son érotisme latent que par son lien à l’enfance.  Une salle entière est d’ailleurs consacrée à Giacometti, qui suivit les réunions du groupe surréaliste, mais n’y adhéra jamais totalement, rompant même dès 1935, lorsqu’il abandonna les sculptures-objets pour revenir à l’étude d’après modèle.

Mais le cœur de l’exposition est consacré aux manifestations historiques que les surréalistes organisèrent, avant et après la Seconde Guerre, dans différentes galeries parisiennes. Et là, c’est merveille de voir, soit reconstitués, soit par des documents photographiques, ces alignement d’objets étonnants qui font face à des masques africains ou à des objets trouvés (Il faut voir en particulier les documents relatant l’exposition de 59, baptisée « EROS », à la galerie Daniel Cordier : Duchamp, qui déclarait vouloir ajouter l’érotisme à la liste des « ismes » du XXe siècle, y avait imaginé une « porte vaginale » sous laquelle on passait et la sonorisation diffusait par haut-parleurs des soupirs amoureux en boucle !). Enfin, l’exposition montre les travail des surréalistes pendant la Guerre, les sculptures que Miro réalisa dans les années 60 et qui renouent avec la veine ludique des cadavres exquis ou les artistes d’aujourd’hui qui s’inspirent de l’esprit de l’objet surréaliste, comme Cindy Sherman avec ses photos faites à partir de mannequins, Philippe Mayaux avec ses vitrines de moulages anatomiques ou Théo Mercier avec ses étagères consacrées aux souvenirs pour touristes.

Théo Mercier La compagnie du bon gout 2012 2013 Courtesy de l artiste et Galerie Gabrielle Maubrie Photo Erwan FichouOn le voit, l’exposition est foisonnante et recèle des œuvres exceptionnelles (des Calder, des Picasso, des Ernst, j’en passe et des meilleurs). Mais au-delà des œuvres présentées, ce qui fascine, c’est cet esprit surréaliste qu’elle explicite et met en avant et qui est tellement annonciateur de ce qui se pratique encore aujourd’hui. Outre la manière de penser l’exposition comme une scène de théâtre ou un parcours fantôme, il suggère que le plus important est l’inattendu, ce qui rompt le cou aux idées reçues, ce qui pose question, ce qui amène au rêve et fait que la rencontre est finalement le but ultime. Bien sûr, cette liberté prise avec les tenants du goût et de l’ordre établi peut parfois mener à des hérésies ou à de déplorables facilités (comme on peut le voir actuellement dans l’exposition que Bob Wilson a conçue pour le Louvre, Living Rooms, cf http://larepubliquedelart.com/les-petites-collections-de-robert-wilson/). Mais lorsqu’elle est organisée avec intelligence et talent, quoi de plus poétique et de plus stimulant que la rencontre, immortalisée par Man Ray en 1933, entre une machine à coudre et un parapluie ?

Le Surréalisme et l’objet, jusqu’au 3 mars 2014 au Centre Pompidou (www.centrepompidou.fr)

Un très beau catalogue, le Dictionnaire de l’objet surréaliste, sous la direction de Didier Ottinger, paraît à l’occasion de l’exposition (coédition Editions du Centre Pompidou/Editions Gallimard, 336 pages, 39,90€)

Images : René Magritte, Ceci est un morceau de fromage, 1936 / vers 1963-1964, Huile sur Masonite, cadre de bois doré sur chevalet en miniature, plateau à fromage et cloche en verre – h : 30,5 cm Collection particulière, Londres © Adagp, Paris 2013 ; Man Ray, Mannequin de Joan Miró, 1938 , Photographie réalisé à l’« Exposition internationale du surréalisme » Paris, galerie des Beaux-Arts, janvier- février 1938, Épreuve gélatino-argentique, 20,2 x 15 cm Centre Pompidou, bibliothèque Kandinsky, Paris © Man Ray Trust / Adagp, Paris 2013 ; Théo Mercier , La compagnie du bon goût, 2012-2013 (In company of good taste), (détail) Mugs en céramique sur trois étagères en bois peint, 125 x 100 x 15 cm Courtesy de l’artiste et Galerie Gabrielle Maubrie Photo : Erwan Fichou

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commentaires

2 Réponses pour L’exposition-théâtre

Christophe dit :

C’est en effet passionnant d’aller voir l’exposition sur les objets surréalistes et l’exposition de Pierre Huyghe dans la même journée.

D’un côté, des précurseurs qui se confrontent au monde d’une manière totalement nouvelle (la salle des sculpture de Giacometti est sidérante de modernité et de créativité)? Les surréalistes ouvrent un champs artistique d’une intelligence et d’une poésie décapante.

De l’autre, un représentant officiel de l’art contemporain de la fin du XXème-début XXIème avec tout les stéréotypes possibles: la performance élevée au rang de grand art, de la vidéo à gogo, des dessins plutôt laids, du vide, du fluo et des tas (poudre rose ça et là), des photos mal cadrées, du blanc (Ah! Le blanc et l’art contemporain, sujet d’une thèse en soi), etc… N’est pas poète qui veut. Alors oui, la sculpture nid d’abeille est intéressante, les films sont bien réalisés, cette impression d’étrangeté très Lynchienne est là, mais autant aller voir Lynch directement. C’est une exposition clinique et très prétentieuse, qui prouve encore une fois qu’avoir de bonnes idées ne fait pas de vous un grand artiste…

«La plus grande faiblesse de la pensée contemporaine me paraît résider dans la surestimation extravagante du connu par rapport à ce qui reste à connaître.» André Breton.

Au passage, bravo pour votre très intéressant site que je découvre.

Christophe

Merci pour votre commentaire. Je ne suis pas entièrement d’accord avec vous concernant l’exposition Pierre Huyghe, mais il est vrai que de voir les deux expositions dans la foulée (ou mieux dans la même journée) remet un peu en cause la question de la modernité

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