de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Tremblements, les années Marie-Claude Beaud à Monaco

Tremblements, les années Marie-Claude Beaud à Monaco

Les directeurs de musée, on le sait, laissent une trace souvent déterminante dans l’histoire de leur établissement. Non seulement ils le gèrent administrativement et se rendent responsables vis-à-vis des tutelles, mais en plus ils lui impriment une marque qui correspond à leur sensibilité et à leur manière d’envisager la collection. Cette collection, justement, quand leur budget le permet, ils l’enrichissent par de nouvelles acquisitions dont ils décident, bien sûr en association avec un comité, mais qui restent largement tributaires de leurs choix. Et le but est aussi que ces nouvelles acquisitions fassent sens dans ce que le musée possède déjà, qu’elles renouvellent la collection, tout en s’inscrivant dans l’histoire et la mémoire du lieu.

C’est ainsi que Marie-Claude Beaud, lorsqu’elle a été nommée à la tête du Nouveau Musée National de Monaco, après avoir dirigé, entre autres, la Fondation Cartier, l’American Center et le Mudam de Luxembourg, a constaté que la Principauté était riche d’une collection de poupées et d’automates et de beaucoup d’œuvres liées au monde du spectacle (en grande partie due à la présence, au début du XXe siècle, des Ballets Russes et de Diaghilev à l’Opéra de Monte Carlo). Plutôt que de marginaliser cette collection, voire de la léguer à un musée d’art populaire, elle a choisi de la restaurer et de la mettre en regard avec des œuvres contemporaines ou de commander des œuvres à partir d’elle. Elle a donc organisé des expositions des nombreux costumes et décors qui étaient à sa disposition, mais elle a aussi demandé à une artiste comme Latifa Echakhch, qui est sensible à cet univers, de réaliser une vidéo à partir d’eux ou de penser une exposition à partir de la manière dont a été construit le Jardin exotique de la ville (cf Latifa Echakhch, paysagiste romantique à Monaco – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)).

On retrouve deux de ces œuvres dans l’exposition qui est présentée actuellement au Musée et qui rassemblent les acquisitions qui ont été faites entre 2010 et 2020, soit la période pendant laquelle Marie-Claude Beaud en a été la directrice (elle a cédé la place à Björn Dahlström). Elle s’intitule Tremblements, en référence à Edouard Glissant, qui, comme le dit Célia Bernasconi, la commissaire, était « l’inventeur du concept de mondialité, cette forme d’échange mondial préservant la diversité par la créolisation » et qui avait développé « un concept expérimental et transdisciplinaire, « un musée qui cherche », par opposition aux musées occidentaux qui ont trouvé ». Et un auteur avec lequel l’ancienne directrice s’est toujours sentie en affinités. C’est ainsi que, tout en renvoyant encore au monde de la danse et du spectacle, elle a fait rentrer dans la collection une série de photos de l’artiste britanico-nigérian Yinca Shonibare CBE (RA) qui met en scène une danseuse du Royal Ballet de Londres dans Le Lac des cygnes de Tchaïkovski, mais en la doublant par une danseuse noire, façon à la fois de faire référence aux forces positives et aux forces négatives qui sont à l’œuvre dans le ballet et de souligner à quel point l’absence de danseurs non blanc est encore criante dans le milieu de la danse classique.

Car pour Marie-Claude Beaud, qui a aussi été une des premières à faire entrer la bande dessinée dans l’espace muséal (cf Marginalia, la BD entre au musée – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), l’art doit rester attentif aux préoccupations de l’époque. « L’art contemporain ne nie pas le passé, mais vit le présent et imagine le futur, dit-elle. Cette idée a toujours guidé ma façon de construire les collections. C’est un mélange de ce qu’on trouve, de ce qu’on vit et de ce qu’on rêve. (…) Et donc les collections sont liées non seulement à l’histoire du musée, mais à l’histoire du monde dans lequel on vit ». Dans les œuvres présentées dans l’exposition, qui témoignent toutes d’une forme d’engagement, les questions d’identité, de genre, de diversité ou d’altérité prédominent. On passe des peintures tellement théâtrales et ambigües d’Apostolos Georgiou (une vision beckettienne du monde contemporain) aux dessins d’enfant que le merveilleux Petrit Halilaj a relevé sur les tables de l’école où il a étudié au Kosovo et qu’il a reproduit en métal (Abetare), de la magnifique sculpture composée d’un lit de prisonnier et d’une moustiquaire en plaqué or que Steve McQueen a réalisée suite à une visite de la prison de Reading où fut incarcéré Oscar Wilde à une vidéo d’Arthur Jafa (The White Album) reprenant des images de crimes racistes, du film avec François Chaignaud de Brice Dellsperger (Body Double 35, avec un costume de Marc-Camille Chaimowicz) à l’installation de Pauline Boudry et Renate Lorenz où l’on voit une chanteuse transgenre se taire obstinément face aux micros qui lui sont tendus, pour réserver sa chanson à l’intimité d’un banc public (Silent)…

Parmi ces très belles pièces, qui mériteraient toutes qu’on s’y attarde, une a toutefois particulièrement retenu mon attention : il s’agit d’une vidéo de Sylvie Blocher, qui fait partie de la série des Speeches, qui consiste à faire réinterpréter et performer des textes utopiques ou des discours par différents artistes. Là (A more perfect day), il s’agit d’un chanteur, torse nu, le corps en partie recouvert de noir, qui interprète avec beaucoup d’émotion et une vois plutôt féminine un discours particulièrement autobiographique que Barack Obama prononça avant sa première élection. Et cette parole publique devient comme une confession, ce message à l’adresse du plus grand monde s’apparente à une plainte. Tel a sans doute été le but de Marie-Claude Beaud tout au long de sa carrière : remuer le cocotier mais sans provocation inutile, interroger avec force le monde d’aujourd’hui, mais de manière suffisamment subtile pour qu’elle reste perceptible. Comme un tremblement.

A propos de directeur d’institution, on vient d’apprendre la nomination de Guillaume Désanges à la tête du Palais de Tokyo. C’est une excellente nouvelle pour ce commissaire brillant, qui était jusqu’alors responsable de la programmation de la Verrière Hermès de Bruxelles où il avait présenté de très prospectifs cycles d’expositions dont nous avons souvent rendus compte (cf « Poésie balistique » et « Matière à panser »), après avoir été responsable, entre autres, de plusieurs expositions au Frac Ile-de-France. Et c’est une bonne nouvelle pour ce grand navire qui était un peu en déshérence depuis le départ de sa directrice, Emma Lavigne, pour la Collection Pinault (la saison en cours, Six Continents ou plus, n’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, une grande réussite). Mais on espère aussi que ce n’est pas un piège, car Guillaume Désanges n’a pas l’expérience d’une structure de cette importance ; en plus de la programmation, il devra trouver de l’argent pour faire fonctionner la maison (le Palais de Tokyo vit pour grande partie de ses sponsors et de ses locations d’espace) et il devra le remplir, dans tous les sens du terme, car on sait à quel point les innombrables mètres carrés du bâtiment peuvent être un gouffre, aussi bien pour les finances que pour l’imagination. Peut-être une de ses priorités sera-t-elle de redéfinir, justement, l’identité de cette institution indispensable à la vie culturelle nationale, mais qui peine parfois à trouver ses marques. On lui fait confiance, en tous cas, pour mettre en avant les nombreux talents qu’il a pu découvrir tout au long de sa carrière.

Tremblements, jusqu’au 15 mai au Nouveau Musée National de Monaco, Villa Paloma. Principauté de Monaco (www.nmnm.mc)

Images : Yinka Shonibare CBE (RA) , Odile and Odette IV, 2005 – 2006 , Tirage photographique C-print , 124.5 x 161.3 cm , Collection NMNM, n° 2010.4.4 © Yinka Shonibare CBE (RA) Courtesy de l’artiste, Stephen Friedman Gallery, London, et James Cohan Gallery, New York, Photo : NMNM/François Fernandez ; Apostolos Georgiou, Sans titre, 2014, Acrylique sur toile, 230 x 300 cm Collection NMNM, n° 2018.5.1,, Acquisition réalisée avec le soutien d’UBS (Monaco) S.A, Courtesy de l’artiste, Photo : NMNM/François Fernandez; Sylvie Blocher , A more perfect day, 2009 , Installation vidéo (couleur son) – Video installation (colour, sound), 8 min., Collection NMNM, n° 2010.11.1, © Sylvie Blocher © ADAGP, Paris, 2021 ;  : Guillaume Désanges, Photo Isabelle Arthuis

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