de Patrick Scemama

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La République de l'Art
De haut en bas et de bas en haut

De haut en bas et de bas en haut

La question de la hiérarchie des arts aura traversé tout le XXe siècle. Dès le Bauhaus qui mettait sur le même pied les différentes disciplines, mais même encore plus tôt, avec le questionnement sur les arts décoratifs, on s’est demandé s’il y avait encore des genres dits « nobles » ou pas. Et plus tard, avec le Pop Art, mais aussi avec les Nouveaux Réalistes, on a revendiqué l’intrusion dans des médiums aussi traditionnels que la peinture ou la sculpture d’éléments appartenant au quotidien, donc par essence à un registre mineur. Enfin, avec l’arrivée du cinéma, art initialement de divertissement qui a acquis ses lettres de noblesse, et de la Bande dessinée à qui des expositions sont désormais consacrées, on a fini par brouiller encore davantage les distances entre ce qui ce qui est censé être « respectable » et ce qui l’est moins.

Majeur/Mineur, Vers une déhiérarchisation de la culture, le livre qui vient de paraître à L’Atelier contemporain, se propose de faire le point sur cette opposition. Il le fait à travers une série de textes qui va d’interventions d’Eric Suchère et de Camille Saint-Jacques, les codirecteurs de la collection (Beautés) dans laquelle le livre est publié, jusqu’à des entretiens avec Jack Lang, un des hérauts -à tort ou à raison- de la déhiérarchisation des arts, ou Hugo Vitrani, un des commissaires du Palais de Tokyo chargé de la « street culture », en passant par des contributions de l’artiste Arnaud Labelle-Rojoux ou de l’historien Bertrand Tillier. Le panel est donc large, il couvre des champs aussi différents que les arts plastiques, la musique contemporaine ou la pornographie. Et il est globalement convainquant, même si certains ne peuvent s’empêcher, même à mots couverts, d’émettre des jugements de valeur ou si d’autres s’emparent du sujet pour tirer à boulets rouges, mais de façon un peu convenue et attendue, sur le libéralisme économique, avec comme principal argument le fait que le marché entretiendrait la confusion entre « majeur » et « mineur » dans le seul but d’alimenter le profit.

A cet égard, le texte le plus intéressant est sans doute celui de Jean-Charles Vergne, le directeur du Frac Auvergne, qui est aussi coéditeur du livre. Il ne cherche ni à juger ni à s’autojustifier, mais analyse ce phénomène qui passe d’un registre à un autre en termes de ruissellement et de capillarité, c’est-à-dire de mouvement qui va du haut vers le bas et réciproquement. Et l’exemple le plus éloquent qu’il cite pour étayer son propos est celui de la mise en scène par l’artiste contemporain Clément Cogitore des Indes galantes de Rameau à l’Opéra de Paris. Rappelons brièvement l’histoire : invité par l’Opéra à réaliser un court-métrage sur un des passages les plus célèbres de l’ouvrages (Les Sauvages), Cogitore a eu l’idée de le transposer à l’époque contemporaine et d’en faire une « battle » entre différents clans, à l’aide du « krump » cette danse inventée dans les quartiers pauvres de Los Angeles, dans les années 90, au moment des affrontements entre la police et la communauté noire. Ce petit film obtint un tel succès que la direction de l’Opéra décida de lui proposer de mettre en scène l’opéra tout entier. Ce qu’il fit, avec un égal succès et une standing ovation tous les soirs. Comme le dit Jean-Charles Vergne : « cet exemple montre comment s’effectuent conjointement la percolation et la capillarité entre des domaines aussi éloignés que celui de l’art contemporain et de la rue : les danseurs de hip-hop sont allés voir le film projeté dans les lieux d’expositions ou les festivals, l’ont vu sur les réseaux sociaux et en ont rejoué les chorégraphies dans la rue, avant de voir l’opéra dont la chaîne Arte a eut l’excellente idée de diffuser une captation à la télévision et dans un certain nombre de salles de province ». Dans cette affaire, « majeur » et « mineur » se rejoignent, tout le monde y trouve son compte et c’est l’art en général qui en sort gagnant.

Peut-on inscrire le travail de Pierre Moignard, auquel les éditions Dilecta en collaboration avec la galerie Anne Barrault consacre une monographie, dans cette « déhiérarchisation des genres » ? Oui, si l’on considère que l’artiste, né en 1961, mélange allègrement peinture et cinéma, pratique le collage, n’hésite pas à faire appel à des peintres de publicité pour réaliser ses fonds. C’est ce que montre cette belle monographie, qui évoque les différentes séries qu’il a imaginées lors de ses séjours à Venise ou Los Angeles, aussi bien que ses hommages à Goya ou Picasso ou l’étonnante plongée, tant filmique que picturale, dans un parc d’attractions près d’Orlando qui rejoue la vie du Christ. Et qui l’accompagne de textes signés par quelques-uns des historiens d’art les plus reconnus du moment, parmi lesquels Catherine Grenier, Didier Ottinger et Fabrice Hergott. Mais le plus intrigant est sans doute cet ensemble d’autoportraits qui a déjà été montré au Centre Pompidou et qui sont construits selon les mêmes critères : même format (27 X 22cm), même cadrage, même attitude (ou plutôt absence d’attitude). Seuls les fonds changent, uniformes ou striés de bandes, et bien sûr les couleurs du visage. C’est un travail sériel, non pas psychologique, comme chez Bonnard, pour évoquer la fuite du temps, mais plutôt pour se concentrer sur la peinture, sa capacité à se renouveler tout le temps, la force inépuisable de ses ressources.

-Majeur/Mineur, Vers une déhiérarchisation de la culture, Coédition L’Atelier contemporain, Frac Auvergne, 224 pages, 25€.

Pierre Moignard, Editions Dilecta, 128 pages, 120 images, 32€. La parution de la monographie s’accompagne d’une exposition à la galerie Anne Barrault (www.galerieannebarralt.com) hélas fermée pour le moment.

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